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toute l’importance de la frontière suisse ? .. Savez-vous bien que, quand nous avons la guerre avec le continent, notre frontière qui commence à Nice et à Antibes, qui passe près de Grenoble, près de Genève, qui rejoint après Genève le Jura, en suit les crêtes jusqu’à Bâle, de Bâle suit le Rhin jusqu’à Mayence,.. savez-vous bien que notre frontière a une étendue de trois cents lieues ? Quand nous sommes obligés de répartir nos forces sur cette ligne de trois cents lieues, nous sommes faibles partout. Si, au contraire, au milieu de cette ligne, il y a une portion interceptée par une neutralité puissante, celle de la Suisse, nos forces, cessant d’être disséminées, recouvrent toute leur puissance… » C’est le mot toujours vrai de la politique française. Il se peut que, dans la pensée des réorganisateurs de l’Europe au congrès de Vienne, la Suisse nouvelle fût créée et reconstituée contre la France. La force des choses a rétabli la vérité des situations, en faisant de cette neutralité indépendante à laquelle la Suisse est si justement attachée la garantie la plus réelle et la plus utile de la France elle-même.

A la rigueur, il y a entre les deux pays, il est vrai, un point obscur et peut-être délicat, qui tient à une question demeurée incertaine, à une confusion de droits ou de juridictions sur la frontière de la Suisse et de la Savoie. C’est un fragment de l’œuvre de 1815 subsistant dans ce coin de terre. On sait ce qui en est. Les auteurs des traités de 1815, en créant ou en consacrant la neutralité helvétique, ont cru devoir la compléter par la neutralisation d’une zone qui s’étend au sud du lac Léman, qui comprend une partie du Chablais et du Faucigny limitée par une ligne allant d’Ugine par le lac du Bourget à Saint-Genis sur le Rhône. La combinaison était singulière. Le roi de Sardaigne rentrait en souverain dans ses anciennes provinces : la Suisse de son côté, à défaut de l’annexion du Chablais et du Faucigny qu’elle aurait désirée, obtenait une sûreté plus fictive que réelle par la neutralisation d’une partie de ces provinces qu’elle avait le droit, sinon l’obligation d’occuper militairement en temps de guerre. C’est la légalité diplomatique qui a duré près d’un demi-siècle sans bruit, sans difficultés sérieuses entre la confédération et le gouvernement de Turin. Du jour où, par une suite inévitable de la guerre d’Italie, le Piémont a cédé la Savoie à la France, la Suisse s’est émue de ce nouveau voisinage, d’une modification territoriale qui à tout prendre cependant ne changeait rien, puisque la cession n’avait été consentie et acceptée que dans les conditions fixées par les traités de 1815. La Suisse a craint évidemment quelque danger pour sa sûreté, pour ses droits, dans les pays neutralisés. Elle s’est adressée à l’Europe, qui s’est retranchée dans la réserve ; elle s’est adressée