Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 98.djvu/313

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

voyageurs. Il n’en est plus de même pour une armée nombreuse qui aurait à marcher avec précaution, à traîner tout un matériel, peut-être à disputer son chemin, pour tomber dans cette « longue gaine étroite du Valais, » où elle ne pourrait ni se déployer ni avancer, où rien ne serait plus aisé que de retarder tous ses mouvemens. Au Saint-Gothard, les difficultés seraient bien autrement graves, et le tunnel, dont les deux débouchés sont en territoire suisse, qui va d’Airolo, sur le revers méridional des Alpes, à Goschenen, sur le revers helvétique, ce tunnel ne serait plus une ressource pour un envahisseur. Il faudrait être maître des deux débouchés, et c’est justement depuis quelques années, surtout depuis que la triple alliance existe, une des préoccupations de la Suisse d’organiser la défense de cet épais massif, dont elle fait une sorte de vaste camp retranché embrassant tous les passages, toutes les issues, tous les défilés. Ce n’est plus une fortification isolée, partielle ; c’est tout un système habilement conçu, qui comprend la zone d’Airolo au sud, la vallée d’Urseren au nord, qui, par une série de forts établis au col de la Furca, à Andermatt, à Hospenthal, à Goschenen, commando les sources du Rhône, le Rhin antérieur, la vallée de la Reuss. Si une armée italienne voulait aborder le Saint-Gothard, elle trouverait devant elle, non-seulement le rempart que la nature alpestre oppose à l’envahisseur, mais tout un ensemble de fortifications faisant face de toutes parts, et, pour défendre ces fortifications, une armée sérieuse, accoutumée à la guerre de montagne, combattant pour sa liberté et l’indépendance de son pays. Elle aurait à emporter cette vaste citadelle hérissée de bastions ; tant qu’elle n’en serait pas maîtresse, elle n’aurait rien fait, et les colonnes qu’elle aurait engagées sur d’autres points risqueraient d’être fort compromises[1].

Sans doute, ce n’est pas l’Italie seule qui se chargerait de dompter la résistance suisse, au risque d’aller s’user sans gloire et sans profit sur ces rochers ; elle n’en aurait probablement pas même l’idée, et, si elle se décidait à tenter l’attaque du Gothard, c’est qu’elle y serait obligée par ses alliances, c’est que cette campagne contre la neutralité suisse aurait été combinée avec l’Allemagne. En d’autres termes, tandis que les Italiens essaieraient

  1. Il y aurait sans doute un autre genre d’opérations possible pour l’armée italienne Sans toucher à la Suisse, elle pourrait passer par le Brenner, qui est du domaine autrichien, en territoire de la triple alliance, pour aller se joindre à l’armée allemande ; mais d’abord l’Italie, en envoyant ses meilleures troupes à ses alliés, s’affaiblirait d’autant chez elle. En outre, l’armée italienne ne serait plus qu’un contingent auxiliaire qui irait se fondre dans l’armée allemande pour passer sous les ordres des états-majors allemands. La subordination de l’Italie serait encore plus caractérisée.