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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 98.djvu/416

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accepter la pensée de Chateaubriand, et en même temps les lacunes ou les exagérations qu’on peut lui reprocher. Peut-être a-t-il eu le tort d’employer la forme comparative et de s’imposer l’obligation de prouver que la religion chrétienne était « la plus poétique, la plus favorable » aux lettres et aux arts : ce qui l’entraînait à rapprocher sans cesse les lettres modernes et celles de l’antiquité. Or, dans cette comparaison il n’est pas toujours évident que les modernes aient la supériorité. C’était d’ailleurs revenir par un autre chemin à la vieille querelle, quelque peu épuisée, des anciens et des modernes. Enfin, il arrive souvent que, dans cette comparaison, Chateaubriand lui-même, oubliant sa thèse et entraîné par sa propre admiration pour l’antique, fait plutôt ressortir la supériorité des anciens qu’il ne prouve celle des modernes. Quelques-unes de ses plus belles pages sont celles qu’il consacre aux poètes de l’antiquité grecque. Disons d’ailleurs qu’en cela même il innovait encore, et que sa critique s’élevait au-dessus de celle de La Harpe et de Voltaire, fort peu ouverte aux beautés simples et grandioses de la poésie grecque.

Cette méthode de comparaison avait encore un autre inconvénient. Elle supposait en effet une connaissance approfondie des deux littératures, et quoiqu’il y ait lieu d’admirer l’étendue et la richesse des souvenirs littéraires de Chateaubriand, cependant pour qu’une telle thèse pût être démonstrativement prouvée, aujourd’hui surtout que nous sommes devenus si exigeans, il eût fallu une science bien autrement étendue. Chateaubriand a fait son livre avec ses seuls souvenirs ; et il n’a pas voulu faire un livre d’érudition ; en quoi il a eu raison. Mais, par endroits, il est peut-être un peu superficiel.

Il semble que, sans faire de comparaison, et sans se réengager dans la guerre des anciens et des modernes, Chateaubriand eût pu s’exprimer d’une manière absolue, et dire simplement que le christianisme avait introduit de nouvelles idées, de nouvelles formes et de nouveaux types en littérature, et par là suscité des beautés neuves que les anciens n’avaient pas connues. La supériorité morale et religieuse du christianisme n’exigeait nullement qu’il eût également la supériorité littéraire ; car celle-ci tient à beaucoup de conditions qui n’ont rien à voir avec la religion, la langue par exemple, la jeunesse de l’imagination, le bonheur des premiers venus. L’auteur du Génie du christianisme pouvait donc, sans affaiblir sa thèse, se borner à faire apparaître le génie chrétien, et ne se servir de comparaison que pour faire ressortir l’originalité des formes nouvelles, mais non pour établir un avantage qui toujours reste en question. Malgré toutes ces réserves, il y a lieu cependant