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empêchez-les d’aller le soir essayer leur voix et corrompre leur goût dans les cafés-concerts du quartier. S’ils veulent s’exercer, que ce soit à l’Opéra comme coryphées, et, au besoin, comme choristes ; là, du moins, ils prendront l’habitude de la scène et du répertoire. Obligez-les à suivre tous, et assidûment, les cours, si bien faits pour eux et trop peu suivis par eux, de M. de Lapommeraye et de M. Bourgault-Ducoudray. Veillez à leur éducation générale ; faites de vos pensionnaires plus que des chanteurs : des artistes. Je n’exige pas que Raoul de Nangis sache par cœur la Chronique du règne de Charles IX ; mais je n’admets pas qu’Éléazar s’imagine encore, à la veille de débuter, que la Juive se passe en 1836.

Sont-ce là d’impraticables réformes ? Nous en rêvons bien d’autres. Nous rêvons d’un opéra discipliné, où choristes et danseuses, avant d’entrer en scène, et derrière une toile de fond, ne troubleraient pas la représentation du bruit de leur bavardage. Si les règlemens sur les pensions de retraite lient les mains au directeur et mettent qui doit commander à la merci de qui doit obéir, qu’on change les règlemens. Et, sans aller si loin, ne suffit-il pas de liquider la pension d’un artiste pour pouvoir le congédier ? Il faut, dit-on, à l’Opéra, des choristes qui aient l’habitude du répertoire. Ceux-ci en ont le dégoût, et l’inspirent, depuis vingt ou trente ans qu’ils le ressassent (et nous ne parlons pas des plus âgés). Sont-ce des vieillards et des aïeules qui chantèrent jadis, une seule fois, hélas ! Lohengrin à l’Eden ? Les quinze cents spectateurs de cette représentation unique peuvent dire comment là-bas tout le monde faisait son métier et son devoir. À l’Opéra, le désordre est partout. Si l’on parle sur la scène, on parle bien plus dans la salle, et le public (le public abonné surtout) nous paraît encore moins à plaindre qu’à blâmer. Au lieu de confier à la critique ses doléances et ses revendications, que ne prend-il ses intérêts lui-même ? Il serait, lui qui paie, le meilleur champion de sa propre cause. Qu’il se plaigne, qu’il murmure ; au besoin, qu’il siffle, les occasions ne lui manqueront pas. Mais, au lieu de protester, que fait-il ? Il ne daigne pas même écouter. Il réclame un théâtre véritablement artistique ; mais en est-il digne seulement ? En réalité, n’a-t-on pas toujours l’Opéra, comme le gouvernement qu’on mérite ? Nous péchons par tolérance et par inattention. J’ai vu le public supporter une Fidès, une Bertha, qu’un parterre de province eût accueillies par des huées. J’ai vu rappeler Raoul et Valentine avec une frénésie égale à celle que venait de déployer ce couple épileptique. Les cris, et les cris seulement, voilà ce qui réussit à forcer de temps en temps l’oreille des spectateurs. Puis les messieurs aux plastrons blancs et les dames décolletées retournent à leurs propos mondains, à leurs éventails bruyans, à leurs bonbons, à leurs lorgnettes distraites et