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vagabondes. Ils viennent une fois par semaine se réunir et se retrouver dans le salon le plus banal et le plus doré de Paris. Il s’agit bien pour eux de musique, de vieux chefs-d’œuvre ou d’ouvrages nouveaux ! A peine savent-ils ce qu’on joue ; mais ils sont en toilette et ils bavardent. Un jour ou l’autre ils joueront au whist et prendront le thé. « Il se fit dans le ciel un silence d’une demi-heure. » Quand l’auteur de l’Apocalypse a signalé cet événement, il savait bien que le ciel seul pouvait être le théâtre d’un fait aussi extraordinaire. Quel directeur d’Opéra saura forcer ou amener le public à se taire ? Lequel osera le prier, comme on fait au Conservatoire et chez M. Lamoureux, de ne pas entrer ni sortir pendant l’exécution des morceaux, c’est-à-dire ici, des actes ? Qui protégera les spectateurs assis et attentifs contre l’odieux passage des retardataires ? Qui donc enfin plongera la salle de l’Opéra dans cette ombre favorable à l’illusion, conseillère de recueillement et de silence, que Grétry (cela dit pour ménager le patriotisme des camelots) avait réclamé un siècle avant Wagner !

Qui donc approuvera toutes ces réformes et saura les accomplir ? — Qui donc ? Un directeur qui mènerait notre premier théâtre lyrique autrement qu’une maison de commerce ou de banque, et ne tiendrait pas boutique à l’Opéra. Pour que ce directeur idéal, mais non pas introuvable, j’espère, prît nos intérêts esthétiques, il faudrait commencer par le mettre dans l’impossibilité de prendre ses propres intérêts pécuniaires. La première mesure qui s’impose est encore moins un changement de personnes qu’un changement de système et l’adoption de la régie. Que l’Opéra devienne le Louvre de la musique, administré, comme les musées nationaux et sous le contrôle de l’État, par un directeur qui recevra un traitement important, mais invariable. Fonctions délicates, je le sais, pour lesquelles il faudrait un homme de goût, de bonne éducation, libre de préjugés, de parti-pris, impartial entre les écoles du passé, du présent et de l’avenir, apte à comprendre et à juger des partitions, mais incapable d’en produire. La République, qui crée tant de fonctionnaires, ne pourrait-elle créer encore celui-là ?

On le voit, c’est à chacun, selon ses forces et son rôle, d’agir et de réagir ; contre le mal universel, il faut que le remède vienne de tous. Mais si l’Etat se refuse à courir les risques pécuniaires que pourrait entraîner pour lui la mise en régie de l’Opéra ; s’il ne veut ou ne peut donner à la ville de Paris le luxe de la musique comme celui des autres arts ; si l’on ne trouve pas de directeur assez désintéressé pour s’interdire toute spéculation et se contenter de ses appointemens, assez autorisé pour se faire écouter, assez autoritaire pour se faire obéir ; si enfin le public aime mieux un Opéra où l’on cause qu’un Opéra où il faudrait se taire et écouter, alors, laissons aller les choses. Au fond, elles ne vont mal que pour les gens qui aiment la musique, et il y en a si peu !


CAMILLE BELLAIGUE.