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président du conseil bien sérieux ; tant que M. Constans est là, c’est M. Constans qui passe pour le chef réel, à peine déguisé, du cabinet. M. Bourgeois arrive, et c’est M. Bourgeois qui prend réellement la première place, sans s’inquiéter de ce que devient son chef. La mésaventure de M. Tirard, dans cette journée des éclaircissemens qui n’ont rien éclairci, n’a été égalée ou surpassée que par celle de M. le garde des sceaux Thévenet. Évidemment, ni M. le président du conseil ni M. le garde des sceaux n’avaient prévu ce qui allait arriver, lorsqu’il y a quelques jours l’un et l’autre, surtout M. le garde des sceaux, prononçaient devant le sénat, à propos de la loi nouvelle sur la presse, des discours animés du plus pur esprit réactionnaire. C’est leur malheur ! M. Clemenceau le leur a bien fait sentir en leur demandant d’un ton dégagé, avec une ironie acérée, si les lois répressives sur la presse comptaient aussi parmi les « conquêtes républicaines » dont avait parlé M. Bourgeois, — comment la politique de M. Bourgeois pouvait bien se compléter par la politique de M. Thévenet, défendant devant le sénat une loi de réaction. Pour le coup, M. le garde des sceaux est resté abasourdi, oubliant ce qu’il avait dit au Luxembourg, ne sachant plus si le gouvernement avait une opinion. Il a balbutié, pour finir par se dérober, déclarant humblement qu’après tout la chambre déciderait ce qu’elle voudrait. Voilà un gouvernement bien représenté !

Que reste-t-il donc de cette crise et des discours qui l’ont illustrée ou commentée ? Ce serait assez difficile à dire. Il reste un ministère à demi protégé par M. Clemenceau, si c’est la politique de M. Bourgeois qui a le dernier mot, à demi supporté par les modérés si l’on s’en tient à une politique moins accentuée, un ministère qui n’est dans tous les cas que la continuation d’une assez pauvre équivoque. Avec cela on n’a ni une majorité ni un gouvernement. On peut vivre peut-être quelques jours de plus, on ne fait pas les affaires du pays. On ne peut pas aborder sérieusement et utilement ce problème de l’équilibre financier que M. le ministre Rouvier vient de livrer à une commission du budget, nommée d’hier, et aussi incohérente que la chambre elle-même. On est réduit à cet état où le pouvoir n’est nulle part, où le pays, toujours déçu dans ses vœux, attend vainement une direction, l’apparition d’une politique qui en est encore à se dégager.

La meilleure fortune pour le ministère, tel qu’il est resté, a été de trouver devant lui, dès le lendemain de ces pénibles explications, une de ces questions où toutes les divisions des partis sont dominées ou contenues par le sentiment d’un intérêt national supérieur. C’est justement ce qui est arrivé à l’occasion de cette conférence que l’empereur d’Allemagne a proposée à toutes les puissances de l’Europe et qui a été l’objet d’une interpellation dans le parlement français. L’inconvénient de ces interpellations sur les affaires extérieures, c’est qu’elles sont le plus souvent sans utilité et qu’elles ne sont pas toujours sans péril.