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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 98.djvu/529

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prévaloir sur un intérêt politique sérieux des considérations tirées de difficultés théologiques. Lui-même en était un peu embarrassé ; tantôt il faisait semblant de partager, au nom de l’honnêteté et de la morale, les scrupules de la casuistique ; tantôt, cessant de feindre, il donnait seulement son attitude comme un moyen d’entretenir, même sur un sujet sans importance, le clergé français dans l’habitude de résister à la domination de la cour de Rome. Ainsi, un jour il tançait vertement Vauréal pour s’être mis en avant sans réflexion. — « Il est étonnant, lui disait-il, qu’un homme de votre robe et de votre état n’ait pas dit un mot des inconvéniens qu’il pourrait y avoir, par rapport aux règles et aux mœurs, à épouser une seconde sœur après avoir eu des enfans de la première. Il y avait au moins ratio dubitandi. » — Mais peu de temps après : — « Vous voilà, ajoutait-il, j’espère bien, éclairci sur la question théologique. Ceci, à la vérité, est de la morale pratique. On se déshabituera quelque jour de ces préjugés, de ces prohibitions ridicules,.. mais il faut encore quelques siècles pour parvenir à tant de perfection ; en attendant, la raison éclaire ici comme elle peut, et on y fait moins de cas des moines qu’en pays d’inquisition. » — « Depuis Calvin, disait-il encore, on a répandu bien des doutes sur le pouvoir absolu des chefs, c’est un malheur, mais ces doutes ont cependant leur utilité en bien des choses[1]. »

La vérité est que le cas de conscience le préoccupait assez peu et qu’une idée très étrangère à la morale s’était emparée de son esprit. Il s’était rappelé, ou quelqu’un l’avait fait souvenir, que le roi de Sardaigne avait trois filles, dont l’une venait de prendre dix-huit ans et était en âge d’être mariée : ce quelqu’un-là était peut-être Voltaire lui-même, qui dès le 24 juillet lui écrivait : — « Eh bien ! monseigneur, il faut marier notre dauphin à Marie-Thérèse, princesse de Savoie, née le 28 février 1728… renouer ainsi par ces beaux nœuds votre traité de Turin dont je suis l’éternel admirateur, rendre la France heureuse par une belle paix et votre nom immortel en dépit des sots. » — Il n’en avait pas fallu davantage pour faire renaître la faiblesse que d’Argenson gardait au fond du cœur pour son projet favori. A partir de ce moment, écarter l’infante ne fut plus pour lui qu’un moyen de faire arriver la princesse savoyarde apportant avec elle, en dot, l’alliance de son père et la libération toujours rêvée de l’Italie. Il crut (assez à tort, comme on va le voir) que le roi, partageant ses regrets pour le

  1. D’Argenson à Vauréal. 12 août, 12 septembre 1746. — (Correspondance d’Espagne. — Ministère des affaires étrangères.) — Journal et Mémoire de d’Argenson, t. V, p. 55.