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conséquent plus fort, en le faisant profiter de ce respect, de cette vénération qu’on accorde aux choses religieuses. De là peut-être sont venus chez les peuples antiques, quand ils étaient encore jeunes et croyans, cette ardeur, cet élan admirable pour défendre la patrie menacée, ces miracles de dévouement, d’énergie, d’oubli de soi-même au moment du danger commun, cette passion pour la rendre florissante et glorieuse. En ce sens, les ennemis du christianisme pouvaient dire qu’en détruisant l’ancienne religion, il avait ôté un de ses ressorts au patriotisme et affaibli la résistance contre l’étranger.

Mais ce qui enlève à cette accusation beaucoup de sa force, c’est que la religion romaine, au IVe siècle, n’avait plus le même caractère qu’à ses débuts. Aux dieux du pays, beaucoup d’autres étaient venus se joindre : « Dieux du ciel et de la terre, dit saint Augustin, dieux de la nuit, des fontaines et des fleuves, indigènes et étrangers, grecs et barbares : qui pourrait les compter ? Élevant dans les airs l’orgueilleuse fumée de ses sacrifices, Rome avait appelé, comme par un signal, cette multitude de divinités à son aide, et leur prodiguait les temples, les autels, les victimes et les prêtres. » A la vérité, la religion officielle n’était pas changée en apparence ; les rites s’accomplissaient de la même façon, et l’on s’adressait toujours dans les mêmes termes à Jupiter très bon et très grand, à Mars vengeur et à Vénus mère ; mais c’étaient, pour le plus grand nombre, de vaines formalités, des cérémonies de parade qui laissaient l’âme indifférente. La dévotion véritable s’adressait aux dieux du dehors. Leur culte comportait plus de passion et de mystère ; ils jouissaient du crédit que donne toujours la nouveauté ; ils inspiraient plus de confiance, parce qu’ayant été moins souvent invoqués que les autres, ils avaient eu moins l’occasion de tromper leurs adorateurs. Mais il faut reconnaître que cette dévotion n’était pas de nature à profiter beaucoup au patriotisme. Des divinités étrangères, comme Sérapis ou Mithra, ne pouvaient pas fournir au sentiment national un aide plus puissant que le Dieu des chrétiens. On a donc tort d’accuser le christianisme d’avoir brisé cette alliance entre la religion et la patrie ; elle n’existait plus guère avant lui. Si c’est vraiment un malheur pour l’État qu’elle ait été rompue, il n’en est pas la cause, et la séparation avait commencé bien avant qu’il ne devînt la religion de l’empire.


II

Il faut remarquer pourtant que les Romains ne plaçaient pas le dieu des chrétiens sur la même ligne que Sérapis et que Mithra, comme nous venons de le faire ; ils mettaient entre eux beaucoup