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de différence. Tandis que ces derniers s’accommodaient des dieux de Rome et consentaient à vivre en leur compagnie, le christianisme les avait en horreur et déclarait « que ceux qui leur offrent des sacrifices doivent être déracinés de la terre. » C’était donc, pour les Romains, non-seulement une religion étrangère, mais une religion ennemie. Les dieux ne pouvant pas s’entendre ensemble, on supposait que leurs adorateurs ne pouvaient pas se souffrir. Ce qui aidait à croire que les chrétiens étaient mal disposés contre leurs princes et leur pays, c’est la façon cruelle dont on les traitait. Il était naturel de supposer que des gens qu’on persécutait sans pitié en devaient éprouver un ressentiment violent et qu’ils ne cherchaient qu’à se venger. On se trouvait donc amené, comme il arrive toujours, à les haïr et à les craindre davantage par le mal même qu’on leur faisait. Aussi les regardait-on comme des ennemis irréconciliables de tous ceux qui pratiquaient un autre culte, des gens qui méditaient toute sorte de mauvais desseins contre la paix publique. C’est bien l’idée qu’en donne Celse, au commencement de l’ouvrage qu’il a composé contre eux. « Il y a, dit-il, une nouvelle race d’hommes, nés d’hier, sans patrie ni traditions antiques, ligués contre toutes les institutions civiles et religieuses, poursuivis par la justice, généralement notés d’infamie et se faisant gloire de l’exécration commune : ce sont les chrétiens. »

Voilà comment on se les figurait au IIe siècle, même dans les sociétés les plus éclairées ; mais on se trompait. Assurément ils détestaient l’ancienne religion et n’aspiraient qu’à la détruire ; mais leur haine s’est-elle étendue jusqu’aux princes qui les maltraitaient et à l’état social qui ne voulait pas leur laisser le droit de vivre ? C’est ce qu’on ne voit nulle part. Il est impossible de prouver qu’ils aient fait la moindre tentative pour changer des institutions dont ils avaient tant à souffrir. S’ils avaient voulu se venger de leurs ennemis, les occasions ne leur auraient pas manqué ; ils n’en ont pas profité. De Néron à Constantin, les conspirations ont été fort nombreuses ; dans aucune d’elles, ils n’ont jamais été compromis. Leur loi leur faisait un devoir d’être soumis aux puissances, et aucune épreuve n’a pu ébranler leur fidélité. On a souvent cité le passage de Tertullien qui les montre priant, dans leurs oratoires secrets, pour l’empereur qui les frappe, et demandant pour lui une longue vie, une domination tranquille, une famille unie, des armées victorieuses, un sénat fidèle, un peuple obéissant et la paix dans le monde, ce qui n’est certes pas une attitude de factieux. Toute la littérature chrétienne de ce temps, les traités des apologistes, les lettres des évêques, les actes des martyrs[1],

  1. Dom Ruinard n’a relevé, dans les interrogations des martyrs, qu’une seule réponse qui puisse paraître séditieuse. (Voyez les Actes de saint Tarachus.)