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à la diète de Brandebourg. Ce que les étoiles lui ont dit a peut-être plus d’influence sur sa conduite que ce que les hommes peuvent lui dire. Il a des raisons d’agir dont son cœur a le secret et que son esprit ne connaît pas.

Si l’Europe s’est étonnée de la promptitude qu’a mise le jeune empereur à se décider, elle n’a pas été moins surprise de la facilité avec laquelle l’Allemagne a pris son parti d’un événement qui devait, pensait-on, la remuer jusque dans ses entrailles. On s’attendait à la voir inquiète, perplexe, anxieuse, troublée comme l’équipage d’un bâtiment dont le maître-pilote vient de tomber à la mer. Elle a fait preuve, tout au contraire, d’une placidité vraiment philosophique. Son émotion, si elle en a eu, n’a point paru sur son visage ; mais tout porte à croire qu’elle n’était point émue ; que, comme on l’a dit, « elle est restée froide jusque dans le fond du cœur, kühl bis ans Herz hinan. » Quelques journaux, dont on connaît les attaches gouvernementales, ont poussé un cri d’alarme et d’angoisse. L’un d’eux disait : « Ce que nous a donné l’homme qui s’en va est inscrit en lettres ineffaçables dans l’histoire ; ce qui viendra après lui, c’est l’inconnu. En vérité, la question sociale nous coûte cher. » Ce même journal flétrissait l’indigne indifférence, die unwürdige Gleichgültigkeit, d’une partie de la nation et sa noire ingratitude. — « La bourgeoisie allemande, lisait-on dans une feuille socialiste, a assisté sans s’émouvoir à la chute de son idole. La reconnaissance n’a jamais compté au nombre de ses vertus, et dans ces dernières années, Bismarck n’avait plus la main heureuse. » — « Les gens qui tremblaient jadis devant le grand homme et adoraient ses caprices, a dit un autre journaliste, secouent la poussière de leurs genoux, redressent la tête et se frottent les mains. En recouvrant leur fierté, ils recouvreront la parole, et nous pouvons nous attendre à de piquantes révélations. » Les uns étaient enchantés, ravis de l’aventure, et poussaient un soupir de soulagement ; ceux qui n’avaient pas sujet de se réjouir se sont inclinés devant l’arrêt du destin : « Après tout, disaient-ils, cela devait arriver. On faisait mauvais ménage, on a rompu ; un raccommodement n’eût été qu’un replâtrage. Peut-être le moment était-il venu d’essayer d’autre chose ; nous n’en mourrons pas. Es will ein Neues werden ; es geht auch so. »

Cette résignation presque enjouée de l’Allemagne a semblé d’autant plus singulière qu’on se souvenait de la violente agitation qu’elle avait ressentie assez récemment, lorsque à propos d’un mariage projeté, le chancelier rompit en visière à l’empereur Frédéric et lui offrit sa démission. La presse ouvrit aussitôt une campagne, les adresses succédaient aux adresses, et l’empereur moribond eut la main forcée. Ce contraste, si étonnant qu’il puisse paraître, s’explique aisément. Le projet de mariage que combattait alors le chancelier pouvait, selon lui, amener des difficultés avec la Russie. « Je me suis fait garant de