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crier au besoin la langue du boulevard du Temple, car elle existe en musique comme en littérature ! Mais le compositeur a senti le péril et s’en est garé. Craignant de grossir et de vulgariser son sujet, il a cherché surtout à l’affiner, quitte à l’amincir. Plutôt que de brosser une ébauche, il a dessiné d’un trait élégant et pur, coloré de touches claires et fines un tableau de chevalet, une œuvre de style moyen et de demi-caractère. Pour la goûter parfaitement, il faut l’examiner de très près, et le malheur à l’Opéra, c’est qu’on ne voit et n’entend rien que de très loin, et encore à la condition qu’on regarde et qu’on écoute. Ah ! le fâcheux théâtre, funeste à toute musique, je ne dis pas même intime, mais seulement tempérée, où compositeurs et interprètes ont besoin de toujours crier. L’auteur d’Ascanio n’a pas crié ; il n’a pas forcé une seule note de sa voix ; il nous a épargné (qu’il en soit béni ! ) le bruit, l’odieux bruit dont tant de gens nous étourdissent. Sans prétendre faire grand, il a su ne jamais faire gros, et dans ces quatre heures de musique il n’y a pas cinq minutes de tapage. L’œuvre est de celles qui détendent et délassent. J’accorde, passez-moi l’expression, qu’elle n’empoigne pas ; mais elle séduit, elle touche et elle pénètre. M. Saint-Saëns écrivait récemment à son collaborateur : « Le charme, hélas ! disparaît du monde. » S’il disparaît du monde musical, ce n’est pas à l’auteur d’Ascanio que nous irons nous en prendre.

Notez bien que cette douceur n’est pas faiblesse, et que par discrétion et sobriété nous ne voulons entendre ni la maigreur ni l’indigence. La musique d’Ascanio, comme toute musique de M. Saint-Saëns, est très dense ; sa vertu, sa force ou sa grâce, se concentre en un très petit volume, et c’est par des moyens simples qu’elle arrive à l’intensité de l’effet. Il n’y a guère dans Ascanio qu’une scène tout à fait dramatique : l’enlèvement de la châsse où s’est enfermée Scozzone. Nous tâcherons de montrer tout à l’heure que, si le compositeur a seulement esquissé cette situation capitale, il ne l’a pas esquivée, et que pour frapper juste la musique de M. Saint-Saëns n’a jamais besoin de frapper fort. Songez, par exemple, aux deux premiers actes d’Ascanio. Demandaient-ils plus de puissance ? Fallait-il faire plus grands des tableaux comme ceux-ci : une visite du roi de France à l’atelier de Cellini, la rencontre devant l’église d’un adolescent et d’une enfant qui s’aiment, l’assaut inoffensif et le facile enlèvement du grand Nesle par des gamins et des apprentis ? Ne suffisait-il pas de ce style toujours pur et toujours clair, de cette distinction et de cette aisance, de cette écriture artiste, comme disaient les de Goncourt, pour nous montrer François Ier galant avec sa maîtresse et la duchesse d’Étampes provocante avec le jeune élève de Cellini ?

Le premier tableau : l’atelier de Benvenuto, nous a paru charmant