Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 98.djvu/70

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des ingrats, qui ne donnent pas à la patrie ce qu’elle est en droit d’exiger de ses enfans, des lâches et des traîtres qui désertent en face de l’ennemi, et il défend « qu’on écoute ce signal qui sonne la retraite au moment où la lutte est engagée. »

Voilà le péril nettement indiqué ; jusqu’au IVe siècle, il n’a fait que s’accroître. Sénèque parle d’un sénateur, Servilius Vatia, qui avait cessé de venir à Rome et s’était enfermé dans une belle maison de campagne, près de Baïes, où il vivait dans le repos et le plaisir. Il s’en montre fort scandalisé, et raconte qu’il ne passait jamais le long de cette charmante villa sans dire : Ci-gît Vatia, Vatia hic situs est. Vatia pouvait répondre que, pour un grand personnage comme lui, cacher sa vie, renoncer au consulat et à la prêture, était, sous Néron, le seul moyen d’éviter la mort. Cela était si vrai que Sénèque finit par regretter amèrement d’avoir été trop ambitieux et par conseiller la retraite à ses disciples. En province le danger était autre ; on ne risquait pas sa vie à briguer les dignités municipales, on risquait sa fortune ; les honneurs publics étaient ruineux. Un magistrat de petite ville était forcé de donner des repas et des jeux à ses administrés, de paver les rues, de réparer des aqueducs et des temples, ou d’en bâtir de nouveaux à ses frais. Aussi essayait-on de se dérober à ces lourdes charges par quelque prétexte honnête. On demandait à l’empereur, et, si l’on avait auprès de lui quelques amis puissans, on finissait par obtenir l’exemption des honneurs publics (vacationes munerum). Il en résulta qu’avec le temps le nombre des exemptés s’accrut, et qu’on ne trouva plus assez de citoyens pour être magistrats. La loi municipale de Salpensa, qu’on a découverte il y a quelques années, prévoit le cas où les candidats feront défaut et permet de nommer d’office des gens qui ne sont pas présentés, pourvu qu’ils remplissent les conditions requises. On peut donc devenir magistrat malgré soi, et il est vraisemblable que, pour compléter le sénat des villes, grandes ou petites, on avait souvent recours à la contrainte. Une loi de Marc-Aurèle, insérée dans le Digeste, parle des décurions qui le sont de leur plein gré et de ceux qui ne le sont que par force. C’était pourtant le siècle des Antonins, le temps le plus beau, le plus florissant de l’empire, et déjà se montraient à la surface les maladies cachées qui devaient le perdre.

On voit qu’elles ont précédé de beaucoup la victoire du christianisme. Il a eu le malheur d’hériter d’une situation fort compromise. Au moment où il prit la direction des affaires, les finances publiques étaient ruinées par deux siècles de désordres. Lactance, qui écrivait à la veille du jour où Constantin allait être le maître unique du monde, nous dit que l’impôt était devenu si lourd qu’il