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fallait une armée de percepteurs pour le recouvrer. « Ceux qui demandent sont plus nombreux que ceux qui donnent. Il faut payer pour tout ; on inscrit chaque motte de terre ; chaque vigne et chaque arbre sont comptés. Contre ceux qui n’ont pas d’argent, on emploie le fouet et la torture. » La fuite des fonctions publiques remontait plus haut, puisque nous en avons trouvé des symptômes dans Cicéron, et que dès l’époque des Antonins on avait imaginé de forcer les gens à être magistrats malgré eux. C’est le commencement de cette effroyable tyrannie, qui enchaîna l’ouvrier à son métier, le fonctionnaire à sa fonction, et qui a fait le tourment du monde romain à ses derniers jours. Ce ne sont pas les princes chrétiens qui l’ont inventée : elle s’est aggravée sous eux ; par une sorte de pente naturelle, les choses sont allées à l’extrême, mais leur religion n’y est pour rien. Il est bien vraisemblable que des princes païens auraient pratiqué le même système, qui était dans les traditions de l’empire, et que les mêmes causes auraient produit les mêmes effets.


V

Il y avait un autre symptôme qui semblait annoncer la ruine prochaine : la population, même dans les pays les plus riches, comme l’Egypte et la Gaule, diminuait d’une manière inquiétante. Le cens, qui se faisait tous les cinq ans, permettait à l’autorité de s’en rendre compte ; et à défaut du cens, la difficulté qu’elle éprouvait à recruter les armées et à faire rentrer les impôts l’empêchait d’ignorer que le nombre de ceux qui se battent et qui paient devenait moindre tous les ans.

Il est naturel qu’on ait songé à en rendre le christianisme responsable. On savait qu’il a pour principe de préférer la virginité au mariage. Un de ses docteurs les plus illustres, Tertullien, semble avoir pris plaisir à le proclamer, sans se soucier du scandale qu’il allait soulever parmi les partisans des anciennes maximes. Les gens du monde qui, vers la fin du IIe siècle, jetaient les yeux sur les écrits de ce bel esprit violent et subtil, qui faisaient tant de bruit parmi les personnes de sa secte, y voyaient avec indignation qu’il détournait les gens de se marier et leur conseillait d’avoir le moins d’enfans possible. Quels sentimens de surprise et de colère ne devaient-ils pas éprouver quand ils tombaient sur des phrases comme celle-ci : « Dieu, dans l’ancienne loi, disait : croissez et multipliez. Il dit dans la nouvelle : arrêtez-vous, et que ceux qui ont des femmes fassent comme s’ils n’en avaient pas. » En parlant ainsi, le docteur chrétien se met en opposition avec toute la législation romaine ; il attaque de front les institutions d’Auguste qui