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duchesse. Au souvenir de ce rapt amical, de cette violence à ses sentimens de dilettante, son cœur saigne réellement, et sa rancune s’exhale en reproches comiques presque touchans. « Perdre un volume pour l’avoir prêté à C… (Coleridge), cela a quelque sens et quelque intérêt. Vous êtes sûr qu’il fera un cordial repas de vos viandes, s’il ne peut vous donner ensuite aucune nouvelle du plat. Mais qu’est-ce qui te poussait, pervers, malfaisant K (Kenny), à emporter, en dépit de mes larmes et de mes supplications pour t’en empêcher, les lettres de cette femme princière, la trois fois noble Marguerite de Newcastle, sachant parfaitement, lorsque tu as fait cela, et sachant aussi que je savais, que jamais tu ne tournerais une page de l’illustre in-folio ? Qu’est-ce qui t’a poussé à pareille chose, si ce n’est le pur esprit de contradiction, et le plaisir de vaincre la résistance de ton ami[1] ? » C’est, dis-je, un véritable triomphe posthume que d’avoir inspiré une pareille idolâtrie, car voilà le nom de la duchesse de Newcastle assuré de vivre maintenant aussi longtemps que les Essais d’Elia, ce qui est une promesse de longévité très exceptionnelle. Que d’œuvres, en effet, à prétentions plus hautes sont moins assurées de durer que cette collection unique de légers feuilletons, bien modestes par les sujets et les sentimens, mais frappés de ces qualités d’exquisité et d’excellence des œuvres qui ne doivent pas périr[2] ! Ce qui est certain, c’est que si j’ai eu le désir de faire connaissance avec les écrits de la duchesse de Newcastle et si j’en viens parler aujourd’hui, c’est grâce à Charles Lamb.

Longtemps j’ai cru que mon désir ne pourrait être satisfait. Treize tomes in-folio de comédies, de poèmes, de fantaisies, d’allégories, d’élucubrations philosophiques, de lettres à la façon

  1. Essais d’Elia ; Les deux races d’hommes.
  2. Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup d’exemples d’une fortune littéraire comparable à celle de Charles Lamb. Apprécié seulement par ses amis et par un, tout petit public de dilettanti pendant sa triste vie, tenu longtemps au second et même au troisième rang, sa renommée n’a commencé sérieusement qu’après sa mort, mais alors grandissant toujours d’année en année, il y a eu un moment où elle s’est comme précipitée, avec une rapidité quasi vertigineuse. À l’heure qu’il est, il n’y a pas d’écrivain ou de poète anglais, aussi, illustre soit-il, pas même Shakapeare, qui soit honoré d’un plus grand nombre d’éditions simultanées. Nous en comptons huit sur les catalogues en petit nombre qui sont à notre portée ; c’est dire que presque toute maison importante de librairie possède la sienne. Les Anglais ont fini par reconnaître en lui leur plus véritable humoriste, et cela, à notre avis, avec grande justice ; car, comme les Allemands l’ont fait pour Jean-Paul, mais-avec beaucoup plus déraison, ils pourraient l’appeler l’unique. L’humour, en effet, est le tout de Charles Lamb, tandis que chez tous les autres écrivains dits humoristes, il n’est, quelque dominant qu’il soit, qu’un auxiliaire de certaines facultés dramatiques, imaginatives, poétiques ou philosophiques.