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à chaque génération le service de lui faire connaître nombre d’œuvres qu’elle aurait ignorées, M. Edouard Jenkins, publiait pour les Golden series de l’éditeur Macmillan un charmant volume porteur de ce joli titre, The Cavalier and lus lady, et composé de fragmens poétiques et philosophiques tant de la duchesse que du duc, qui nous permettent de juger de la nature de leurs esprits et de la saveur propre de leurs productions. Nous tenions enfin l’oiseau rare si longtemps poursuivi.

Y a-t-il eu pour nous déception ? Nullement, et l’enthousiasme de Lamb est loin de nous sembler aussi extravagant qu’ont bien voulu le dire quelques critiques. A la vérité, les œuvres poétiques et philosophiques de la duchesse, si nous en jugeons par les fragmens considérables qui nous en ont été donnés, peuvent sans inconvénient dormir leur sommeil éternel sous cette poudre des bibliothèques où Pope les a montrées gisantes dans un vers cruel de la Dunciade ; il n’y aurait à la troubler davantage, je le crois, ni grand intérêt, ni grand plaisir. Il n’en va pas ainsi, heureusement pour sa mémoire, de son esquisse autobiographique et de la vie de son mari. Ce sont deux documens historiques de sérieuse importance, et nous nous étonnons qu’on ait hésité si longtemps à les placer parmi les meilleurs du XVIIe siècle anglais. A quiconque les lit avec attention, deux personnages de Van Dyck apparaissent encadrés dans les draperies de grandeur et entourés de tous les accessoires d’élégance et de richesse de la vie noble d’autrefois. C’est le moment où cette vie noble va se voir contestée pour la première fois et où elle va subir l’outrage des premières mutilations ; mais en dépit de l’orage elle reste encore entière, car ces mutilations n’ont atteint que sa partie matérielle, et elle n’a consenti encore aucune humiliante transaction. C’est de ces deux portraits que nous voudrions essayer une copie réduite, avec impartialité, mieux encore avec neutralité, sans leur demander d’autres leçons que celles qui se tirent de la contemplation de deux belles toiles de Van Dyck ; mais ces leçons sont encore fort nombreuses, et nous allons voir qu’on peut en tirer un cours assez complet de vieilles opinions et de vieilles mœurs.


I

Le père de la duchesse, Thomas Lucas, de Saint-John’s, près Colchester, appartenait à la meilleure, la plus riche et la plus ancienne gentry du comté d’Essex. Un fatal accident de jeunesse décida de sa courte existence. A peine avait-il fait son entrée dans le