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monde qu’il eut querelle avec un M. Brooks et le tua loyalement en duel. Une telle aventure n’était point rare chez les gentilshommes de cette époque, et, quoique les lois anglaises sur le duel fussent des plus sévères, l’autorité royale fermait volontiers les yeux sur les infractions qui leur étaient faites. Malheureusement pour le délinquant, sa victime se trouvait être le propre frère de lord Cobham, ministre et favori d’Elisabeth, alors à son déclin ; aussi, « bien qu’il eût défié son adversaire par honneur, qu’il l’eût combattu avec valeur et tué en toute justice, » eut-il à subir un exil dont il fut délivré peu après par la mort de la reine. Il aurait pu aisément pousser sa fortune sous Jacques Ier, qui, en héritant du trône d’Elisabeth, n’avait point hérité de ses rancunes, et dont le règne fut d’ailleurs particulièrement indulgent aux duellistes ; mais cette malignité de lord Cobham semble l’avoir guéri d’emblée de l’envie des grandeurs, en lui faisant connaître certains sentimens qui furent tellement communs et forts, pendant cinq ou six générations, qu’ils ont rempli la moitié des œuvres poétiques de près de deux siècles. Renonçant donc à toute ambition, il se retira dans ses domaines de l’Essex et y resta jusqu’à sa mort.

Toute époque orageuse connaît un certain pessimisme, et la forme que prit celui du XVIe siècle fut l’horreur de la vie des cours, où toute fortune est glissante, où la vertu est un acheminement à la ruine, et la gloire un point de mire pour les attaques de l’envieuse médiocrité ; de là cette faveur universelle de la pastorale, qui, sous la forme du drame ou du roman, présentait la vie volontairement obscure, au sein de la solitude, comme un remède souverain aux innombrables éclopés de l’ambition et victimes de l’implacable struggle for greatness de cette tragique période. C’est dans les deux plus grands poètes de la fin du XVIe siècle, le Tasse et Shakspeare, qu’il faut chercher l’expression immortelle de cette sorte de bouddhisme pastoral partout disséminé à cette époque. Se rappeler, dans la Genisalemme liberata, l’épisode de la fuite d’Herminie et le récit du vieux berger, qui se souvient si éloquemment du Virgile des Géorgiques ; se rappeler surtout le Cymbeline de Shakspeare et l’épisode du vieux seigneur Belarius et des deux frères chasseurs, fils de roi. Les conseils des poètes étaient suivis, car le spectacle quotidien des événemens les confirmait avec une écrasante éloquence. Thomas Lucas, par exemple, ne vécut-il pas assez pour voir son ennemi, lord Cobham, naguère si puissant, tomber à la suite de noble sir Walter Raleigh et finir ses jours dans la plus extrême indigence ? Il était tellement fondé sur des raisons sérieuses, ce bouddhisme pastoral, qu’il va prolonger encore son existence pendant tout le cours du XVIIe siècle sans défaveur