Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 98.djvu/843

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vapeur et de tumulte ces longs corridors dont le soleil n’atteint jamais le fond.

Tout près de nous, quel est ce martellement continu, ce bruit de pics et de pioches qui parfois couvre la voix de la rivière ? D’où partent ces explosions soudaines, pareilles à des coups de canon ? N’est-ce pas une autre évasion qui se prépare ? Ne dirait-on pas que la péninsule entière, avide d’air et d’espace, frappe à coups redoublés la muraille qui l’étouffé et lui barre le chemin de la mer ? Des grappes d’ouvriers sont accrochées aux flancs de la montagne : ils grattent, ils creusent, ils piochent, ils font sauter la mine. On dirait qu’ils se hâtent pour regagner le temps perdu. Derrière eux, une longue raie jaune coupe géométriquement les caprices du sol et, demain, un ruban de fer posé sur ce talus rejoindra Mostar, Metkovitch et la mer. Pauvre vieille montagne ! au moment où son empire s’écroule, on se sent pris de pitié pour elle. Depuis les Romains, elle dormait si tranquillement dans sa magnifique incurie ! Son vêtement de broussailles dorées lui allait si bien ! En s’éveillant un beau matin, elle a ressenti de terribles démangeaisons : toute une armée d’insectes rongeurs et grimpeurs, munis d’ongles de fer, fendant l’espace avec un bruit de ferraille et de sifflets, se terrant sous les tunnels ou suspendus au fil des viaducs, entamait son écorce vénérable. Toute la journée, c’est un vacarme à ne point s’entendre. Mais la nuit, l’oreille inquiète perçoit de grands soupirs dans les plaintes du vent et comme des lamentations de fantômes qui s’envolent : spectres, nains difformes, hallucinations, lambeaux de chants héroïques, rumeurs de guerre civile, tous les êtres fabuleux, tous les oiseaux de ténèbres, tous les souvenirs logés dans les creux de la montagne remontent à tire d’ailes vers les cimes. C’en est fait de l’antique Herzégovine aux flancs maigres, aux mœurs fières : un jour, on verra défiler ici, à la place des caravanes dépenaillées sur leurs tristes bidets, des wagons bondés de blé, des bœufs surpris de leur propre embonpoint, de jolis petits codions mouchetés de noir et comme truffés d’avance, des cargaisons, des avalanches de pruneaux. Vision pantagruélique ! Mais ce jour est encore loin. Pour le moment, ce qu’on emporte d’ici, c’est l’impression d’un enfantement laborieux ; c’est le combat douloureux du présent et du passé ; c’est l’effort gémissant des peuples vers la lumière et la lutte incessante contre la médiocrité, la pauvreté, quelquefois contre un sol rebelle. La lutte ! elle est partout, dans ce vieux réduit des mœurs farouches et de l’Islam : guerre entre les élémens, guerre obstinée du torrent contre le bloc stupide qui s’oppose à sa marche : guerre de races, encore toute chaude ;