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Et quelle grâce répandue dans les îles ! Je ne parle pas seulement des plus grandes, ces princesses dépossédées, qui paient aujourd’hui la rançon de leur célébrité, Lésina, bien pauvre, et martiale encore sans son double château, Curzola, qu’on appelait autrefois Corcyre-la-Noire, à cause de ses bois, et qu’il faudrait appeler Corcyre-la-Chauve. Non, celles qui m’attirent, ce sont les plus petites : trop modestes pour tenter la convoitise des conquérans, elles ont mieux gardé, dans leur étroite enceinte, l’intime parfum de jadis, comme un flacon retient l’arôme de la liqueur qu’il a contenue. Voici, par exemple, Lacroma, devant Raguse : on aborde par un degré de marbre dont les lignes roses s’enfoncent en tremblant sous les vagues. Les pins se tiennent gravement assemblés sur la rive ; et tandis qu’ils chantent leur grand air monotone, le va-et-vient du flot sur la grève leur fait un accompagnement moqueur. Là, parmi les cactus et les roses, se dressent les murs peu sévères d’un couvent délabré. Les moines qui vécurent dans cette retraite ne devaient être ni chartreux ni trappistes. Cette mer un peu païenne arrête au passage le rêve mystique. On évoquerait plutôt, sur une telle plage, les entretiens d’un Socrato, c’est-à-dire un mélange d’enthousiasme et d’ironie, un essaim d’idées légères, ailées, vagabondes, sur un fond de grandes idées, simples comme l’horizon. Mieux vaut encore s’enfoncer en rêvant dans les sentiers que le pauvre archiduc Rodolphe a fait ouvrir ici, parmi les petits cyprès aux graines odorantes, les genévriers amers, et mille autres broussailles hérissées, luisantes, piquantes, d’une verdure rigide et forte, à l’épreuve du soleil et de la brise. Tout en suivant des yeux quelque voile blonde qui file dans les lointains, le promeneur se sent bientôt jeté en pleine féerie, transporté dans ces royaumes impossibles qu’enfantait l’imagination de Shakspeare. C’est ici qu’il faudrait placer la Tempête, ou Comme il vous plaira. Quand les rayons de la lune suspendent des gouttes de rosée sur les ronces et versent une suave clarté sur la blancheur des marbres, on ne serait nullement surpris de rencontrer Rosalinde marchant à petits pas dans l’ombre douteuse des allées, ou la divine Titania dirigeant les rondes des elfes. Et quand le vent du matin secoue les songes accrochés aux branches des arbres, dans cette solitude où rien ne marque le cours des heures, l’âme flotte indécise entre le rêve et la réalité.

Oui, quoi qu’on en pense à Zara, la vie est bonne et douce sur ces pauvres rochers que la mer découpe et polit avec amour, comme autant de piédestaux pour les temples et pour les acropoles… Un golfe s’ouvre : on ne voit d’abord que des points blancs au fond d’une rade ; puis la silhouette d’un château fort, perché sur une colline ; puis, au-dessus des toits, un dôme, une tour, le