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à demi penché dans l’azur, en appuyant contre la brise la courbe de son aile. Ainsi naquirent la grâce, le mouvement et la vie. Ainsi les dieux sombres qui vivaient dans les creux des montagnes, les dieux indécis des steppes, les dieux cruels des empires trop peuplés, les dieux pensifs des sanctuaires inaccessibles furent chassés par les dieux jeunes, élégans et mobiles des peuples maritimes. Ceux-ci ne restent point accroupis dans l’ombre des temples : ils marchent, ils courent, comme cette Victoire de Samothrace dont le vent soulève la tunique flottante.


II

Le dessin du monde antique était si beau, si simple ! Quel plaisir d’en retrouver la trace sur les rives de l’Adriatique ! Comme on s’aperçoit que notre Europe moderne a dévié dans sa marche, et qu’elle en souffre à présent ! Réfléchissez à la conformation bizarre de cette Europe, où se lit encore toute l’incohérence des invasions barbares : tandis que les Phéniciens, les Grecs et les Italiens avaient peuplé d’abord les côtes, les ports, et fondé des villes près de l’embouchure des fleuves, nos rudes ancêtres, Slaves, Germains, ou même Gaulois, s’engagent dans les vastes plaines et tournent le plus souvent le dos à la mer. Autrefois, la civilisation était amphibie. Le domaine naturel de l’homme civilisé, c’était un mélange de terre et d’eau salée. De même qu’en naviguant on serrait de près la côte, de même, une fois débarqué, on ne s’écartait qu’avec répugnance de ce littoral tutélaire autour duquel grandissaient les états. Rome elle-même ne semblait voir, dans les provinces continentales, que des greniers d’abondance, des casernes ou des remparts. Elle ne s’éloignait qu’à regret de la Méditerranée. Nous avons changé tout cela.

Il est fort heureux sans doute que nos pères, destinés à peupler ces grands espaces vides, n’aient point eu trop tôt la nostalgie des mers du sud. Mais leur effort immense, inégal, et souvent disproportionné, a singulièrement déformé le monde. Longtemps nos pesans états, sortis d’un château fort comme le chêne sort du gland, furent confinés dans l’intérieur des terres. Lorsque de baronie en baronie, de royaume en royaume, ils touchèrent enfin les rivages, rien, dans leur structure, ne les préparait à naviguer. On eût dit des mastodontes que la nature imprévoyante n’aurait pas pourvus de nageoires. Il fallut réparer cet oubli par de tardives évolutions. N’est-il pas frappant que l’Angleterre, dans son île, ait poursuivi pendant plusieurs siècles la chimère d’un empire continental et n’ait découvert ses aptitudes maritimes que vers le temps d’Elisabeth ? Et nous-mêmes, combien de fois n’avons-nous