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déchargent les blés d’Afrique ; là, trois grandes voies militaires s’enfoncent en éventail dans les trois provinces de l’Europe orientale : emplacement si bien choisi, qu’il a suffi plus tard de déplacer légèrement l’axe de l’Adriatique à gauche ou à droite, pour susciter la fière Venise ou l’opulente Trieste. Les villes qui s’élèvent sur la côte dalmate avec une étonnante rapidité ne sont pas moins heureusement situées. Zara, capitale moderne, est une colonie d’Auguste. D’autres, comme Narone et Salone, ont disparu. Mais Spalato, l’un des meilleurs ports de la côte, a poussé sur la première ; et, quant à la seconde, elle était si bien le débouché naturel de l’Herzégovine, que sans le savoir, les ingénieurs autrichiens ont logé, parmi les roseaux qui, la recouvrent, la tête de ligne du nouveau chemin de fer.

Ce que la Dalmatie devint sous la domination romaine, les monumens l’attestent à chaque pas. Partout, les trophées noircis des arcs de triomphe, l’élégante rotonde des temples, les chapiteaux à feuilles d’acanthe, les aqueducs mutilés, jetant dans la campagne leur grande ombre inutile, les fragmens de route égarés parmi les sentiers abrupts, les amphithéâtres découronnés, les inscriptions, les pierres tumulaires, les pauvres victoires aux ailes cassées qui moisissent dans des coins verdâtres le nez contre la muraille, tout ce passé porte un cachet de grandeur qu’on n’a pas revu depuis. La Dalmatie, plus tard, a connu des jours glorieux ; elle a célébré d’autres triomphes que ceux des proconsuls. Mais jamais elle ne devait retrouver une prospérité si égale ni un système si bien lié. Les débris romains, comparés aux créations plats récentes, ressemblent aux restes d’un être plus grand et plus fort, dont la charpente aurait été brisée en morceaux. C’est ainsi que j’interprète le vers de Virgile sur l’étonnement du laboureur quand il découvre les os des ancêtres : ce qu’il admire, ce n’est pas la stature de l’homme, toujours chétive ; c’est la portée de ses œuvres dont la grandeur accable sa faiblesse ; ce sont les ébauches de routes, dont il ne comprend même plus la direction ; ce sont les voûtes massives des aqueducs, aujourd’hui desséchés, auprès desquels son ignorance meurt de soif. Dans leur langage, ces campagnes disent clairement que rien, pas même Venise, ne leur a rendu la paix romaine. Lorsque je contemplais, à Pola, les génies des tombes antiques pleurant, une main sur les yeux, et tenant une torche renversée, ce banal emblème de la douleur prenait un sens profond. Toutes ces petites figures gracieuses, dégradées par le temps, me paraissaient verser de vraies larmes sur le naufrage du monde ancien. Je me rappelais une belle légende racontée par Plutarque, et que vous pouvez lire dans Rabelais. Un certain soir, le patron d’un vaisseau qui se rendait de Grèce en Italie, faisant