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d’elle-même : le portrait qu’il nous en trace est celui d’une vieille dévote endormie dans les pratiques ; elle règle avec une minutie ridicule le costume de ses magistrats, fait des anciennes dignités républicaines une mascarade, et n’a plus d’autre passe-temps que d’épousseter son musée historique. Lorsque le Recteur doit sortir, on crie dans les rues : « Sa Sérénité se rend aujourd’hui au dôme ! » et Sa Sérénité paraît, « vêtue d’une robe rouge réparée de mille pièces, précédée d’un valet portant un parasol à bâton tordu, sculpté et doré. » Derrière, marche le sénat « dans de longues simarres noires frappées de vétusté, » le tout accompagné d’un cor de chasse et d’un violon.

Telle est cependant la vitalité de ce glorieux petit état, que de nos jours, dépouillé de sa souveraineté matérielle, il s’est fait une place à part dans ce domaine de l’intelligence sur lequel les conquérans n’ont pas de prise. Il est devenu l’un des principaux foyers de la littérature slave ; et d’autant plus exigeant dans ce royaume idéal qu’il est plus pauvre sur terre, il caresse de vagues projets d’union avec tous les Slaves, ses frères.

À qui perd tout, Dieu reste encore,
Dieu là-haut, l’espoir ici-bas…


L’espoir qui ne compte ni les heures, ni les jours, et qui, d’un bond, s’élance dans l’avenir le plus lointain. Le temps n’a plus de mesure quand on espère : cent années paraissent à peine un instant, c’est une goutte d’eau dans l’océan des âges. On joint sans effort les deux bouts de la chaîne, les gloires de la veille et la renaissance du lendemain. Cela fait vivre et supporter légèrement la mauvaise nourriture, la nudité des pauvres logis démeublés, l’aspect des petits soldats autrichiens, roides comme des pieux. On se console de tout lorsque le piéton jette sur les tables du café un paquet de journaux slaves : alors les conversations cessent, et tous ces visages un peu jaunis disparaissent derrière les feuilles déployées. Non, ils n’auront pas perdu leur journée, puisqu’ils auront partagé, pendant quelques minutes, l’ivresse de la grande Idée.


IV

La Dalmatie tout entière est dominée par un autre souvenir : celui de l’absente dont la figure vous poursuit, la reine de l’Adriatique, Venise. Elle éclaire encore de son lointain rayon toutes ces modestes planètes qu’elle eut jadis pour satellites. Le génie vénitien jette des lueurs mourantes sur les palais en ruines. Il colore de son reflet les arabesques des façades noircies, les profils encore