Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 98.djvu/874

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Dans le vaste amas des faits, chacun choisit ; ceux qui lui conviennent, néglige les autres, enjambe les siècles, et en réalité n’obéit qu’à la passion du jour. Mais qu’importe le prétexte dont on colore la volonté de vivre ? Qu’importe même le choix du drapeau ? Telle prétention historique qui n’était, à l’origine, qu’une illusion d’optique, devient à la longue une vérité parce qu’elle est un mobile d’action.

Le difficile, pour les Dalmates, c’est l’embarras du choix : faut-il ressusciter les légendes slaves de leur jeunesse ou les traditions italiennes de leur âge mûr ? Peuple amphibie, race ambiguë : longtemps l’italien fut la langue de la haute classe ; mais à deux pas de Raguse, les paysans ne comprennent que l’idiome serbe. Qui devait l’emporter, la forme ou la matière ? La culture latine qui assura jadis la suprématie religieuse, politique maritime des cités libres, ou la vieille parenté slave qui les rattache aux peuples de la péninsule ? Entre les deux sentiers, l’Hercule dalmate a beaucoup hésité. Réflexion faite, il s’est décidé pour le chemin slave, et voici par quels motifs.

Italienne, la Dalmatie devenait une annexe insignifiante du royaume voisin, qui possède des côtes et des ports plus favorisés. Elle restait satellite. Slave, elle prenait la tête du mouvement, grâce à une civilisation supérieure, et gardait à peu près le monopole de la navigation d’un grand empire. Elle n’était séparée de ses frères consanguins que par des limites arbitraires que le temps pouvait modifier.

Les Dalmates éprouvèrent d’abord un grand entraînement vers leurs frères de Croatie. On ne jurait, à Zara, que par le royaume tri-unitaire (Dalmatie, Croatie, Slavonie), cette création baroque du moyen âge, qui exerça si peu d’influence sur les destinées de l’Adriatique. À Vienne, on fit la sourde oreille, et je crois ; qu’on eut raison. Le gouvernement des Habsbourg agit avec ses peuples comme un sage père avec ses fils quand ; ils veulent faire, avant l’âge, des mariages d’inclination : « Repassez, dit-il, dans cinquante ans ! Cette union n’est pas de mon goût. Mais si votre mutuelle ardeur dure encore, nous verrons. » Je me demande ce que répondraient aujourd’hui les Dalmates à qui voudrait marier de force Agram avec Zara. Ils diraient peut-être que l’occupation de la Bosnie leur ouvre d’autres destinées, que cette contrée sauvage, mais presque vierge, leur était de tout temps réservée par la Providence, qu’avec elle ils tiendront les clés de la maison, qu’ils seront du moins les maîtres dans leur ménage. Il ne faudrait) pas les presser beaucoup pour leur faire avouer que leur grand désir de devenir Croates était un feu de jeunesse, et que quelquefois les païens ont la vue plus longue que les enfans.