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Souder ensemble la Dalmatie et la Bosnie, rendre à la péninsule le libre accès de son littoral, c’est revenir au plan romain ; c’est restituer à l’Adriatique son cadre naturel, c’est abaisser les frontières de l’orient. Les conceptions des Romains ressemblent à leurs murailles : il n’en reste que les tronçons ; mais ces débris sont de force à soutenir plus d’une bâtisse moderne. Ce qu’on peut faire de mieux, partout où le travail des siècles n’a pas ensablé les ports, c’est de revenir à leur méthode, et de jeter des rails sur le tracé des anciennes voies militaires.

Depuis que la maison d’Autriche a dû faire le sacrifice de ses ambitions italiennes et allemandes, elle exploite avec beaucoup plus de conscience et de talent son propre domaine. On dirait qu’à la veille de perdre Venise elle a mieux compris l’importance de l’Adriatique. La fortune de Trieste est d’hier et l’arsenal de Pola n’a été fondé qu’au milieu du siècle. L’industrie, le commerce des provinces autrichiennes, longtemps gênés par les mœurs féodales, ont pris un magnifique essor. On s’est aperçu que ce bras de mer, qui s’avance en pointe au cœur de l’Europe centrale, n’était point à dédaigner. La Hongrie, les pays héréditaires, l’Allemagne elle-même, ont trouvé là leur soupape. Les progrès de la marine à vapeur, en permettant de traverser rapidement ce long golfe, le percement de l’isthme de Suez, en rouvrant au long cours des mers qui semblaient vouées au cabotage, tout contribue à réveiller l’Adriatique.

Seulement cette activité renaissante n’est pas toujours du goût des Dalmates. De même qu’un unique vapeur accumule dans ses flancs la charge de trente voiliers, de même Fiume et Trieste accaparent tout le mouvement. Les ports de la Dalmatie les regardent avec envie. C’est une faible consolation pour eux de recevoir la visite périodique des bâtimens du Lloyd. Ils voudraient faire comme les Grecs, vivre aux dépens des autres, devenir les rouliers de la mer. Ce n’est pourtant pas la faute des Habsbourg s’ils ont reçu de Venise un héritage mutilé, des montagnes déboisées, des villes privées de communication. Ils avaient tout à faire : ils ont déjà fait beaucoup. En attendant mieux, les deux grands ports de l’Adriatique offrent aux Dalmates de belles occasions de fortune. L’enrôlement sur les navires de l’état entretient leurs qualités maritimes, et les force à respirer des brises un peu plus salées que celles de leur golfe. C’est une vie d’emprunt si l’on veut, mais glorieuse encore, et digne d’une race intelligente. Trieste et Pola sont aux matelots dalmates ce que le Havre et Brest sont à nos Ponantais. Rêver un état slave indépendant, séparer Trieste de ce littoral qui est sa réserve et son soutien, ce serait revenir à la fâcheuse anarchie du moyen âge. On briserait encore une fois cette