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princes intelligens et énergiques, qui ont contenu les rivalités intérieures et vaincu les ennemis du dehors. Citons, pour ne parler que du IVe siècle, Constantin, Julien, Valentinien et Théodose. Tant qu’ils ont régné, on a cru le mauvais sort de l’empire conjuré, et il a semblé que la décadence s’était arrêtée. On se trompait ; la prospérité n’était qu’à la surface, le mal poursuivait son œuvre en dessous ; à leur mort, l’empire, qui s’était cru sauvé, se retrouvait plus malade qu’auparavant, si bien qu’après le plus glorieux de tous ces règnes, celui de Théodose, il était tout à fait perdu. Quelle pouvait être cette cause intérieure de ruine, à laquelle rien n’a résisté, qui paralysait l’effet de grandes victoires, qui rendait inutiles les efforts des princes, l’habileté des administrateurs, le talent des généraux ? Je ne me charge pas de la découvrir. Les païens l’appelaient le Destin et les chrétiens la Providence ; mais comme le Destin n’a dit son secret à personne, et que nous ignorons les desseins de Dieu sur le monde, parler du Destin et de la Providence, c’est, en termes plus convenables, avouer qu’on ne sait rien.

Si cette cause première nous échappe, elle agit par des causes secondes, ou, si l’on aime mieux, elle se révèle par des symptômes qu’on peut saisir. Nous venons de les indiquer rapidement ; on a vu qu’ils sont tous fort anciens et qu’il n’y en a aucun qui apparaisse pour la première fois au moment de la victoire du christianisme. La conséquence qu’on en peut tirer, c’est qu’elle n’a pas causé à l’empire une secousse assez forte pour qu’il en ait sérieusement souffert. Il est probable que le changement a été moins complet qu’on ne l’imagine ; comme l’Église avait fait depuis longtemps des concessions importantes aux lois et aux usages de la société dont elle allait prendre la direction, la transition d’un régime à l’autre s’est accomplie sans trop de violence.

Ainsi l’empire a péri de maladies qui remontaient plus haut que le christianisme ; on peut donc affirmer qu’il n’est pas la cause directe de sa ruine. Mais ce qui n’est pas moins sûr, c’est qu’il a été impuissant à l’arrêter. L’a-t-il retardée ou rendue plus rapide, c’est une question qu’on peut débattre. Dans tous les cas, l’empire était si profondément atteint que, sous quelque régime religieux ou politique qu’on l’eût fait vivre, un peu plus tôt ou un peu plus tard, sa fin était inévitable.


G. BOISSIER.