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en font foi, — comme Vénus pleure Adonis dans le poème de Shakspeare. Platon Zoubof n’avait que vingt-deux ans quand l’impératrice sexagénaire lui jeta le mouchoir. Il s’était fait une certaine position à la cour ; mais, dans le conseil d’État, il n’eut jamais voix au chapitre. Il assista aux derniers instans de Catherine, fut exilé en Sibérie, puis rappelé, et joua un rôle dans le drame sanglant de la mort de Paul Ier.

On possède, sur Catherine et son long règne, de nombreux documens, des mémoires authentiques et des correspondances des plus intéressantes. Cependant, cette impératrice a joué un si grand rôle dans l’histoire de l’Europe que tous les témoignages de contemporains qui ont vécu dans son intimité ont toujours de la valeur. Nous allons invoquer un témoin oculaire qui n’a pas encore été entendu et qui mérite de l’être, puisque sa véracité ne saurait faire doute, bien que son impartialité ne soit pas à toute épreuve.

Ces mémoires, dont nous pouvons garantir l’authenticité, nous ont été confiés à condition de taire le nom de l’auteur. Si des raisons de famille nous obligent à respecter cet incognito, nous pouvons affirmer, cependant, que notre témoin oculaire était une très grande dame appartenant, par sa naissance, à une des plus illustres familles de Russie. Mariée à un grand seigneur de la cour de Catherine, la comtesse ***, qui avait été admise, dès l’âge de quatorze ans, dans l’intimité de l’impératrice, eut l’occasion de voir de près les hommes et les choses et de noter, avec une véracité absolue, tout ce qu’elle avait vu et entendu. Sa beauté, sa grâce, son parfait naturel, le haut rang et la grande fortune de son mari lui valurent une position exceptionnelle dans cette société de Saint-Pétersbourg dont Mme Vigée-Le Brun nous a laissé une description si attrayante. Élevée dans les principes les plus sévères, mais indulgente pour les faiblesses d’autrui, la comtesse *** a traversé, aimée et respectée comme une hermine sans tache, les trois règnes de Catherine II, Paul Ier et Alexandre Ier.

Selon la mode du temps, la comtesse *** a voulu tracer le portrait de sa souveraine. Peut-être n’a-t-elle réussi qu’à produire un croquis ; mais ce croquis est vivant et empreint du cachet de la vérité. Les anecdotes inédites et oubliées, que la comtesse a recueillies aux meilleures sources, sont caractéristiques et peignent Catherine telle qu’elle était, ou du moins telle qu’elle apparaissait à ses intimes. C’est le comte Ivan Ivanovitch Schouvalof[1] qui a fourni à la comtesse quelques souvenirs intimes que Catherine elle-même avait confiés à ce favori.

  1. Né en 1727, mort en 1798, grand-chambellan, fonda l’Université de Moscou et l’Académie des beaux-arts à Saint-Pétersbourg.