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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 98.djvu/902

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à la colonnade. Sa Majesté se leva, vint prenne Stercof par le bras, lui fit faire le tour de la colonnade sans dire un mot. Revenu à l’endroit où elle l’avait pris, elle lui dit en russe : « N’avez-vous pas honte d’avoir pu imaginer que je vous bouderais ? Avez-vous donc oublié qu’entre amis les querelles n’ont jamais de suite ? » Jamais je n’ai vu un homme dans l’état de ce vieillard. Il fondit en larmes et répéta sans cesse : « O ma mère ! comment te parler ? comment répondre à tant de bonté ? On voudrait sans cesse mourir pour toi… » L’impératrice avait le don d’ennoblir tout ce qui l’approchait, elle donnait de l’esprit à tout le monde. L’homme le plus inepte cessait de l’être auprès d’elle. On la quittait toujours content de soi-même, puisqu’elle se mettait à la portée de chacun et n’embarrassait personne…

« Je fus témoin d’une scène que je n’oublierai jamais et qui me donna la mesure de la magie de l’impératrice. On venait de prendre Varsovie et de conclure le dernier partage de la Pologne. Une députation polonaise devait être présentée à Sa Majesté à Tsarsko-Sélo. Nous attendions tous l’impératrice dans le salon. L’air goguenard et irrité des Polonais frappait tout le monde. Sa Majesté parut. Son air de grandeur et de bienveillance leur en imposa, et toutes les têtes se courbèrent. Elle avança de deux pas, on lui présenta ces messieurs qui tous se mirent à genoux pour lui baiser la main. La soumission était peinte sur tous les visages. Quand l’impératrice leur adressa la parole, ils furent ravis. Au bout d’un quart d’heure elle se retira. Les Polonais en perdirent la tête, ils s’en allèrent en criant : « Non, ce n’est pas une femme ! c’est une sirène, une magicienne, on ne saurait lui résister ! »


II

Pour compléter ce portrait, nous reproduisons les anecdotes que la comtesse *** nous a conservées sur le voyage en Tauride.

À peine Potemkin avait-il battu les Turcs, pris leurs forteresses et soumis les Tartares, qu’il voulut faire valoir sa conquête et montrer la Tauride, comme on appelait alors la Crimée, à sa souveraine. Ce célèbre voyage, que l’impératrice entreprit en 1787 dans la vingt-cinquième année de son règne, fut un événement dont l’Europe parla. Catherine non-seulement s’était entourée des représentans des grandes puissances, la Prusse exceptée, mais elle avait donné rendez-vous à l’empereur Joseph II, qui, voyageant sous le nom du comte de Falkenstein, rejoignit l’impératrice à Kaïdaki. Ce voyage fut un triomphe, des ovations frénétiques témoignèrent partout de l’immense popularité dont jouissait Catherine.