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De pareilles émotions dépassent la mesure des forces d’un père et d’une mère et lorsque j’entends une jeune femme manifester l’intention de se faire incinérer, je ne lui demande qu’une chose, c’est d’aller voir une crémation avant de prendre ses dispositions testamentaires. Je parle des jeunes femmes parce que c’est dans leurs rangs que la méthode nouvelle recrute le plus facilement ses prosélytes. Cela leur semble élégant, poétique, fin de siècle, que sais-je ? Elles ne manquent pas d’ajouter : au moins, de cette façon-là, on n’a pas à craindre d’être enterré vivant. C’est vrai, mais on court le risque d’être brûlé vif, ce qui est cent fois pis.

Les médecins n’ont pas de ces appréhensions, parce qu’ils connaissent l’extrême rareté des inhumations anticipées et qu’ils savent à quoi s’en tenir sur le compte de ces histoires de gens qui se sont dévorés dans leur cercueil, comme cette jeune actrice du Gymnase dont un de nos journaux les plus répandus évoquait tout récemment le lamentable souvenir et qui, par un prodige de souplesse, ou à la faveur de quelque disposition anatomique encore inconnue, était parvenue à se ronger l’épaule dans son tombeau.

Il y a bientôt un siècle qu’on a établi en Allemagne des dépôts mortuaires dans lesquels les morts séjournent jusqu’au moment où il ne peut plus y avoir de doutes à leur égard. Le premier a été élevé à Weimar en 1791 par Hufeland. Il en existe aujourd’hui dans presque toutes les villes d’outre-Rhin. On en trouve également en Autriche, en Hollande, en Belgique, en Norvège, en Suisse, en Italie, en Russie et en Angleterre. Eh bien, depuis que ces obitoires existent, on ne dit pas si un de ceux qui y sont entrés s’est réveillé et a fait tinter la sonnette dont on leur met le cordon dans la main.

Le danger d’être enterré vivant n’est donc pas sérieux, mais enfin, s’il arrivait d’aventure qu’on portât au four à crémation un malheureux en état de léthargie, on ne peut pas songer sans frémir à l’horrible torture qui l’y attendrait. Qu’on se le figure se réveillant au milieu des flammes, sous le coup d’une douleur atroce et en proie à cette vision infernale. Cela ne durerait que quelques secondes, je le sais ; mais quel épouvantable supplice à côté de l’asphyxie lente et à peine sentie, dans laquelle doit s’éteindre celui qui revient à la vie dans la nuit du tombeau.

En France, le culte des morts s’identifie avec la fréquentation des cimetières et ne peut pas en être séparé. Or, s’il est en France, un sentiment commun à toutes les classes de la société et pour lequel on ne saurait avoir trop de respect, c’est bien celui-là. Une attraction commune à tous les gens de cœur, qu’ils aient ou non le sentiment religieux, les conduit sur la tombe de ceux qu’ils ont