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quelques vignes. Au moment où il écrit son petit poème, il a quatre-vingt-trois ans, et nous dit que, pauvre et seul, il s’est réfugié dans le service du seigneur. C’était la fin ordinaire de ces existences tourmentées, et tous les malheurs des temps tournaient au profit de la religion.

Voilà les misères auxquelles un homme du monde était exposé dans la première moitié du Ve siècle. Ce n’était donc pas tout à fait un âge d’or, quoi que prétende Orose ; mais pour qu’il ait osé le soutenir avec tant d’assurance et appuyer tout son raisonnement sur cette opinion, il faut bien supposer qu’il pensait n’être pas contredit. Ainsi il est vraisemblable que, dix ans à peine après le début de l’invasion, il y avait des gens qui s’accoutumaient à vivre au milieu de ces alarmes. La longue suite de calamités qu’ils avaient traversées leur avait appris à se contenter de peu. Ceux qui n’avaient perdu que leur fortune se félicitaient de n’être pas morts. Ils oubliaient les malheurs de la veille et les dangers du lendemain pour s’attacher à l’heure présente et jouissaient d’une éclaircie entre deux orages comme d’une éternité de bonheur. A la longue, on se fait à tout. L’instinct de la vie est si puissant qu’il n’y a pas de situation si triste dont on ne finisse par s’accommoder. Nous touchons au moment où les anciens sujets de l’empire vont prendre leur parti de cette catastrophe de la civilisation romaine, à laquelle il semblait d’abord que le monde ne dût pas survivre.

Il entrait dans le système optimiste d’Orose d’encourager ce sentiment. Décidé, comme il l’était, à trouver qu’on exagère toujours les maux dont on souffre, il fallait qu’il cherchât des raisons pour consoler les gens des biens qu’ils étaient en train de perdre et leur prouver qu’ils ne méritaient pas d’être regrettés. Voici comment il raisonne : on s’afflige de voir l’empire menacé de périr, et, à cette occasion, on rappelle les bienfaits dont il a comblé l’univers ; mais doit-on oublier de quel prix l’univers les avait payés ? On a toujours à la bouche le nom des grands généraux de Rome, on parle avec orgueil des victoires par lesquelles elle a fondé sa puissance ; songe-t-on que ces victoires qu’on admire ont été pour les autres peuples des défaites dont on devrait gémir, et que le bonheur d’une seule ville se compose de l’infortune du reste du monde ? On n’y songeait plus guère ; on était si heureux d’être Romain qu’on ne voulait plus savoir ce qu’il en avait coûté pour le devenir. C’est l’originalité d’Orose de s’en être souvenu. Il rappelle avec plaisir que les Espagnols ont lutté deux siècles pour conserver leur indépendance ; il est fier de cette résistance héroïque et ne se montre pas éloigné de mettre Numance, toute vaincue qu’elle est, au-dessus de sa rivale victorieuse. Ce sont là des sentimens nouveaux : dans ce