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passait dans de continuelles alarmes. Le souvenir de ces années sombres est resté vivant pour nous dans quelques poésies du temps que le hasard nous a conservées : « Tout est ruiné, dit un de ces poètes, dont le nom est inconnu : celui qui possédait cent bœufs n’en a plus que deux, celui qui allait à cheval va à pied. Les champs, les villes ont changé d’aspect. Par le fer, le feu, la faim, par tous les fléaux à la fois le genre humain périt. La guerre frémit de tous les côtés. La paix a fui de la terre : c’est la fin de toutes les choses. » Les mêmes plaintes se retrouvent, presque avec les mêmes tenues, dans un poème sur la Providence, dont nous ignorons aussi l’auteur. « Hélas ! voilà dix ans que nous sommes moissonnés par l’épée des Vandales et des Goths. Nous avons supporté tout ce qu’on peut souffrir. » Ultima quœque vides ! — Ultima pertulimus ! c’était bien là le cri qui devait s’échapper de toutes les poitrines après tant de misères.

Nous possédons un témoignage plus précis encore et plus irrécusable des périls auxquels tout le monde alors était exposé dans le petit et curieux poème que nous a laissé Paulin de Pella. C’est un tableau fidèle de l’époque où Orose écrivait ; on y voit au naturel la vie que pouvait mener un homme riche pendant l’invasion. Paulin appartenait à l’une des premières familles de l’empire ; il était, à ce qu’on croit, le petit-fils du poète Ausone, qui avait profité de la confiance de Gratien pour faire une grande situation à ses enfans. Il mena longtemps l’existence opulente des grands seigneurs gaulois et se représente habitant une de ces demeures somptueuses, comme celles que Pline nous décrit, qui ont des appartemens particuliers pour toutes les circonstances de la vie, pour toutes les saisons de l’année, « avec une armée de serviteurs propres à tous les usages, une table toujours bien garnie, un riche mobilier, une argenterie plus précieuse par le travail que par le poids, des écuries pleines de chevaux de prix et des voitures pour la promenade, sûres et élégantes. » Mais ce bonheur ne fut pas de durée. Il avait trente ans « quand l’ennemi pénétra dans les entrailles de l’empire. » Dès lors commence pour lui une série de malheurs auxquels il ne peut plus échapper. Son frère, à ce moment, lui disputait sa part de l’héritage paternel ; les barbares les mirent d’accord en prenant tout pour eux. A Bordeaux, sa maison est brûlée dans une émeute populaire ; à Bazas, où il se retire, il est assiégé par les Goths. On lui enlève tous ses biens ; il perd sa femme et ses deux fils, dont l’un est tué par un roi barbare, au service duquel il avait eu l’imprudence de se mettre. A Marseille, il est réduit à vivre de charité, et l’ancien maître de tant de belles villas se trouve heureux de posséder à la fin un tout petit champ, où il cultive