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un barbare et un Romain il y a la même différence qu’entre un homme et une brute ; et je me figure qu’au fond du cœur saint Augustin partageait les sentimens de Prudence. Mais Orose, quoiqu’à peu près leur contemporain, était plus jeune qu’eux. Il appartient à une génération nouvelle, qui a moins d’attaches au passé, qui n’a pas encore assez vécu pour croire qu’il soit impossible de vivre autrement qu’on ne l’a fait. Il est à l’âge où l’on peut renoncer à ses opinions et à ses habitudes pour en prendre d’autres. Après une première révolte de son esprit contre cette barbarie qui submerge le monde, et un timide essai de résistance, qui n’a produit aucun résultat, décidé à s’y soumettre, puisqu’il ne peut l’éviter, il s’aperçoit, non sans quelque surprise, qu’elle offre encore quelques ressources et qu’après tout il ne sera peut-être pas impossible de s’accommoder avec elle.

Ce n’est pas qu’il soit injuste pour la domination romaine. Il en connaît les bienfaits ; il lui est reconnaissant de la paix qu’elle a donnée au monde. Un des plus beaux passages de son livre est celui où il célèbre cette heureuse union que Rome a formée entre les nations, qui fait qu’on peut voyager partout sans crainte et qu’on croit toujours être chez soi. « En quelque lieu que j’aborde, dit-il, quoique je n’y connaisse personne, je suis tranquille, je n’ai pas de violence à redouter ; je suis un Romain parmi des Romains, un chrétien parmi des chrétiens, un homme parmi des hommes. La communauté de lois, de croyances, de nature me protège ; je retrouve partout une patrie. » Cette union des peuples parlant la même langue, vivant sous les mêmes lois, pratiquant les mêmes usages, il l’appelle d’un nom nouveau, Romanitas. C’est pour lui le plus grand bienfait de la domination de Rome, et l’on voit bien qu’il n’y veut pas renoncer.

Quelle est donc sa pensée véritable ? que souhaite-t-il ? qu’espère-t-il ? A-t-il quelque idée de la forme que prendra le monde, une fois la crise passée ? Il n’est pas aisé de le savoir. Le bien qu’il dit des barbares nous fait d’abord penser qu’il s’attend à la ruine définitive de l’empire et qu’il s’y résigne ; nous voyons pourtant que lorsque cette hypothèse se présente à son esprit, il s’empresse de l’éloigner : « Puisse Dieu, dit-il aussitôt, ne jamais le permettre ! » Il semble même se faire parfois des illusions singulières sur la situation de Rome ; il voudrait nous persuader qu’après l’invasion des Goths et le sac d’Alaric sa domination reste intacte, regnat incolumis, incolumi imperio secura est. C’est se payer d’apparences ; en réalité, Rome ne règne plus, ou presque plus, sur ces pays d’Occident qu’occupent les barbares. Mais comme, tout victorieux qu’ils sont, ils conservent quelques égards, quelques