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respects pour elle, qu’ils lui proposent même de se mettre à sa solde et de combattre sous ses drapeaux, il en conclut qu’elle n’a pas tout à fait perdu sa souveraineté. C’est ce que lui paraît confirmer un propos d’Ataulf, le frère et le successeur d’Alaric, qu’un noble gaulois lui a répété à Bethléem, pendant qu’ils étaient tous deux les hôtes de saint Jérôme. Le roi des Visigoths avait dit qu’il avait eu quelque temps l’intention de détruire l’empire romain et de prendre lui-même la place de l’empereur. Mais comme il avait vu que les Goths étaient incapables d’obéir aux lois, et qu’il savait bien que sans le respect des lois on ne fonde pas un état solide, il s’était décidé à mettre les forces de ses sujets au service de Rome et à soutenir l’empire au lieu de le renverser. Ce dessein d’Ataulf, que la mort l’avait empêché d’accomplir, Orose paraît espérer que d’autres pourront le reprendre. Il ne se demande pas comment ils feront pour concilier la suprématie romaine avec leur propre autorité, car ils ont fondé des établissemens auxquels ils ne renonceront pas, et il n’est guère vraisemblable qu’ils comptent rendre ce qu’ils ont pris. C’était un rêve sans doute que de vouloir ressusciter les vieilles nationalités, laisser aux barbares les pays dont ils étaient devenus maîtres, et, en même temps, garder quelque ombre de pouvoir à l’empire ; ce rêve pourtant semble bien être celui d’Orose. Sans qu’il le dise ouvertement, peut-être même sans qu’il s ‘en rende compte, il se résigne à voir disparaître l’ancien imperium romanum, concentré dans la main puissante d’un seul homme et maître absolu du monde. Pourvu qu’il reste à Rome une sorte de suzeraineté nominale, qui maintienne quelque lien entre les nations désagrégées, il espère que la Romanitas pourra survivre ; et c’est au fond tout ce qu’il souhaite.


III

Du livre d’Orose à celui de Salvien il ne s’est guère écoulé qu’une vingtaine d’années ; mais en ce peu de temps les événemens ont marché très vite. L’ancien monde a pris fin, et c’est un monde nouveau qui commence.

Avant de parler de l’ouvrage, disons un mot de l’auteur : c’était un homme de bonne famille, qu’on croit originaire du nord de la Gaule, de Trêves ou des environs. Il dut y recevoir une éducation excellente, car peu d’écrivains de cette époque parlent une aussi bonne langue que lui. Par malheur, il prit dans les écoles, en même temps que la connaissance de l’art d’écrire, un goût très vif pour la rhétorique. Il reproche aux auteurs profanes, dans la préface de son livre, d’avoir trop de souci du beau langage, de vouloir trop