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C’est pour cela qu’il avait envoyé l’amiral Villeneuve aux Antilles, afin qu’à son retour inopiné il débloquât tous les ports de l’Océan et en ralliât tous les vaisseaux. Mais bien des circonstances vraisemblables viendraient peut-être à la traverse de cette importante manœuvre. Aussi, dès le commencement de 1805, il tenait en réserve une autre vaste entreprise pour la substituer à la descente, si elle ne pouvait être tentée. La grande armée, campée sur les côtes de France depuis Brest jusqu’à Amsterdam, serait dirigée contre l’Autriche. De ces deux hypothèses, et sans doute au fond de son génie, il préférait la guerre sur le continent. Toujours est-il que l’événement ne le prit pas au dépourvu.

M. Daru m’a raconté que, dans les premiers jours de 1805, l’empereur était au camp de Boulogne, et, comme d’habitude, l’intendant général de l’armée travaillait quotidiennement avec lui. En entrant un matin dans son cabinet, M. Daru le trouva se promenant à grands pas. Sans lui laisser le temps de dire une parole, Napoléon vint à lui tout colère :

— Savez-vous, dit-il, ce que vient de faire votre ami Villeneuve ?

Puis il lui rapporta la nouvelle, qu’il recevait à l’instant, du combat du 22 juillet : deux vaisseaux espagnols pris et l’amiral français contraint à entrer au Ferrol. Impossible alors de faire arriver à l’improviste les flottes dans la Manche avant que les escadres anglaises eussent le temps de survenir. Tout était manqué ! L’Angleterre, désormais rassurée, triomphait maintenant de nos menaces impuissantes. L’empereur parla longtemps sur ce thème, s’animant de plus en plus ; puis il s’arrêta, passa la main sur son front, — son geste ordinaire, — et parut soudainement calme et froid :

— Mettez-vous là et écrivez.

Il commença par lui dicter la levée de tous les camps depuis la pointe du Finistère jusqu’à Utrecht, la marche que suivraient les corps d’armée, les villes que chacun traverserait, les renforts qu’ils y trouveraient en emmenant les dépôts des régimens, quels régimens et combien d’hommes dans chaque dépôt ; les approvisionnemens de vivres et de munitions, d’où on les tirerait, ainsi que les transports et les charrois ; enfin tous les mouvemens de cette armée de deux cent mille hommes, partant de points si distans les uns des autres, pour être à jour fixe sur le Danube au centre de la Souabe.

Cette dictée dura quatre heures sans un manque de mémoire, sans une hésitation. Lorsqu’elle fut terminée :

— Maintenant, dit l’empereur, vous allez partir pour Paris ; vous