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prouvent de reste, entre autres témoignages concluans, les études d’après nature peintes ou dessinées par lui pour ses tableaux et ces admirables portraits au crayon dont on ne trouverait les équivalons dans aucune école. Toujours est-il que, en théorie, l’art aux yeux d’Ingres était une religion qui avait ou ses prophètes et ses lois révélées, — le beau, un article de foi précis, irrévocablement imposé à la conscience humaine, et dont les artistes modernes avaient pour tâche de maintenir et de répandre la formule orthodoxe.

C’était le plus ordinairement sur ce thème ou sur des questions du même ordre que la conversation roulait dans le salon de la villa Médicis, ou plutôt qu’Ingres discourait, car il n’était guère fait pour se plaire aux hasards et au laisser-aller de la causerie, encore moins pour s’accommoder de la discussion. Souvent aussi quelque morceau de musique, mais, bien entendu, de musique « vertueuse, » comme il disait, quelque fragment de Don Juan ou d’Alceste exécuté au piano par un des pensionnaires, — M. Ambroise Thomas ou, un peu plus tard, M. Gounod, — lui fournissait une occasion nouvelle de célébrer, avec son enthousiasme accoutumé, l’inviolable souveraineté du génie et l’excellence du « grand art. » Certes, cette parole si profondément convaincue, si sincère jusque dans l’exagération, cette parole enflammée ne pouvait manquer d’échauffer le zèle des jeunes artistes qui l’entendaient. Si quelques-uns ne l’acceptaient pas sans réserve, tous da moins en subissaient l’empire ; tous, quelles que fussent leurs inclinations propres et la différence de leurs aptitudes, se sentaient, au contact d’un tel maître, plus confians dans la dignité de leur art, plus dévoués à leurs devoirs présens, mieux préparés pour les luttes avenir. Aussi, parmi les pensionnaires qui se sont succédé à la villa Médicis au temps où Ingres en était le directeur, combien n’en citerait-on pas dont la carrière semble s’être ressentie jusqu’au bout de cette haute influence, et dont la gloire personnelle ou la notoriété se rattache par là dans une certaine mesure à la mémoire du grand artiste qu’ils avaient eu l’heureuse fortune d’approcher dans leur jeunesse[1] ! Sans parler d’Hippolyte Flandrin, le plus

  1. Pour plusieurs d’entre eux, d’ailleurs, les relations commencées à Rome devaient se continuer à Paris de plus en plus étroites, et enfin achever de se resserrer un jour par les liens de la confraternité académique. Parmi les pensionnaires de l’Académie de France à l’époque où Ingres la gouvernait, huit se sont vus, dans la seconde moitié de ce siècle, appelés à siéger comme membres de l’Académie des Beaux-Arts à côté de leur ancien directeur. Ce sont, par ordre chronologique, MM. Ambroise Thomas, Simart, Hippolyte Flandrin, Lefuel, Jouffroy, Signol, Victor Baltard et Gounod. Doux autres, MM. Pîls et Hébert, sont entrés à l’Académie dans le cours des années suivantes. En outre, ne conviendrait-il pas d’inscrire, à côté de ces noms, celui d’un onzième académicien, M. Lehmann, qui, sans avoir obtenu le grand prix, n’en avait pas moins été rejoindre Ingres à Rome, pour y travailler sous ses yeux ?