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admirables, on a tracé des avenues, des rues et des boulevards. Les moellons et les pierres n’ont pas encore tout envahi. La ville future naît, on la voit grandir, mais elle est jeune et reste couchée dans un lit de verdure. Les jardins tiennent plus de place que, les maisons ; au printemps, les frondaisons nouvelles, à la fois joyeuses et discrètes, donnent à ce quartier une apparence de calme, et de bonne santé dont il est difficile de n’être point frappé lorsque l’on sort du tumulte de Paris. C’est un état transitoire ; il faut se hâter d’en jouir, car il ne peut se prolonger ; la spéculation le menace et ne tardera pas à le faire disparaître. Partout des écriteaux : Terrains à vendre, terrains pour construction, et des poteaux, des jalons indicateurs, voies projetées ; les ombrages seront remplacés par des bâtimens à cinq étages avec sous-sols, eau, gaz, ascenseur et calorifère ; c’est ainsi que procède la civilisation, et je me doute bien de ce que l’hygiène en pense ; chaque fois qu’un arbre tombe dans une ville trop peuplée, cela équivaut à un meurtre et parfois même à une épidémie. On a beau multiplier les squares, ils ne remplaceront jamais la ceinture de forêts qui devrait enserrer toute capitale et lui verser l’oxygène, la force et la santé.

Au-delà de l’avenue de Villiers la bien bâtie, au-delà des fortifications, sillonnées de sentiers arbitraires tracés au hasard des piétons, laides et comme désolées, s’ouvre le boulevard Bineau, qui, sur le terrain de la zone militaire, n’offre que des masures en planches et en torchis, guinguettes peu affriolantes, et cabarets où s’étiole un arbre qui figure le bosquet annoncé sur l’enseigne. C’est déplaisant et d’un aspect lépreux qu’attriste encore le bruit monotone d’une école de tambours battant la caisse au fond des fossés où des vagabonds alourdis dorment étendus sur le ventre. Tout de suite après cet emplacement terne et lamentable à voir, commence le boulevard proprement dit. Il est magnifique, bordé de jardins, et s’en va, sous une double rangée d’arbres, jusqu’aux berges de la Seine, en face de l’île de la Grande-Jatte. On dirait un domaine ombreux taillé en pleine campagne, parsemé de villas où l’existence doit être paisible et le repos profond. Je me figure ainsi une cité de philosophes revenus des vanités de ce bas monde, amoureux de retraite, rêveurs, vivant de leurs souvenirs et fermes dans leurs espérances. Impression superficielle, je le sais, mais que l’on subit, que l’on savoure, pour ainsi dire, quoique l’on sache que la mauvaise fortune humaine ne perd jamais ses droits. Il n’est pas jusqu’à l’appellation de certaines rues qui n’évoque l’idée des choses de l’esprit et des études pacifiques. La commune de Neuilly n’a pas oublié un de ses plus illustres enfans ; elle a été bien inspirée