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que par le courage, la discipline, la cohésion mutuelle, le dévoûment aux intérêts communs, l’esprit d’abnégation et de désintéressement. La science est objective et ses objets sont toujours là, comme un trésor caché dans le sol ; ils ne peuvent se perdre et ils se découvriront toujours : si l’un ne donne pas le coup de pioche heureux, l’autre le donnera, et plusieurs hommes, ici, peuvent en remplacer un seul. Dans la moralité comme dans l’art, au contraire, il y a quelque chose de proprement personnel, une combinaison rare et précieuse d’élémens subjectifs qui peut ne pas se rencontrer deux fois : c’est l’individuum ineffabile. En même temps, c’est toute une société d’esprits qui vient se résumer en un seul esprit, c’est un monde de sentimens qui se condense en un cœur : si ce cœur n’est pas né aujourd’hui, il ne naîtra peut-être pas demain. Même dans le développement de la pensée individuelle, une idée se retrouve ; une émotion, une impression du cœur peut ne plus se retrouver. J’ai connu un penseur poète qui, quand une idée lui venait, ne prenait pas toujours la peine de l’écrire : « elle me reviendra au besoin, » disait-il ; mais, s’il éprouvait une impression esthétique, une de ces émotions indéfinissables qui tiennent au moment, au milieu, à la disposition intime, il s’empressait d’écrire en prose ou en vers ce qu’il avait senti, et de fixer ce quelque chose de fugitif qui est vraiment un « état d’âme. »

Enfin la science même ne fait de grands progrès que par les sentimens moraux et esthétiques qui excitent à la recherche de la vérité pour elle-même. Aussi, dans l’éducation, ce qui importe est moins la science que l’esprit scientifique, qui, en sa source intime, est essentiellement désintéressé et produit un élargissement inévitable du moi. Si le bien moral proprement dit était jamais enlevé à l’humanité future, il lui resterait, outre le beau, cet autre avant-goût du bien qui est le vrai. Comment un esprit qui s’est élevé, par l’étude de la science pour la science même, à des idées générales et à des lois embrassant le monde, n’en retiendrait-il pas une certaine largeur, une habitude de généralisation, une capacité d’abstraire le moi pour contempler les choses « objectivement, » une tendance par cela même à l’impersonnel et à l’universel ? C’est par là que la science est éducatrice. Elle habitue à vivre dans l’air pur des hauteurs, en face des grands horizons ; quand on redescend ensuite, on est à l’étroit, on étouffe. Peut-on concevoir un Newton, un Pascal, un Laplace, un Darwin, dont l’âme serait absolument basse ? Sans prétendre qu’un homme amoureux de la science soit ipso facto un homme vertueux, il faut pourtant reconnaître que l’amour du vrai (de ce que les doctrines trinitaires appellent le verbe et le fils) prépare l’amour et le règne de l’Esprit. « L’homme s’étonnera toujours et contemplera, a-t-on dit, quoique peut-être