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Mais il leur restait encore à souffrir une humiliation suprême. Jusque-là, ceux qui, en Occident, parlaient leur langue, la prononçaient comme eux et pouvaient s’entendre avec eux. Cette consolation de l’exilé leur fut ôtée ; on accueillit les auteurs anciens dont ils apportaient les textes en Italie et en France, mais on prononça le grec d’une telle façon que les mots en devinrent méconnaissables et qu’un Hellène, parlant dans sa propre langue, ne fut plus compris, même par les plus savans hommes de l’Europe. Je ne sais pas si Érasme fut l’unique auteur de cette révolution fâcheuse ; il en fut du moins le principal promoteur. On peut lire sur ce sujet l’intéressant écrit de M. Ed. Engel, Die Aussprache des Griechischen, publié à Iéna en 1887. La dissertation du Hollandais Didier Érasme parut en 1528, soixante-quinze ans seulement après la prise de Constantinople par les Turcs ; il avait alors soixante et un ans et jouissait d’une autorité à laquelle presque tous les érudits se soumettaient.

Ce qu’il proposait était sans contredit arbitraire et barbare. Rien, dans l’histoire de la langue grecque, n’autorisait à prononcer séparément toutes les lettres dont un mot se compose. Si un homme étranger à la France et chez qui on importerait l’étude de notre langue disait boèüf pour bœuf et coïngue pour le fruit du cognassier, nous dirions que celui-là prononce le français d’une façon arbitraire et même quelque chose de plus ; nous dirions : c’est un barbare, et nous l’accablerions des épithètes les plus malsonnantes. Érasme et ses partisans obtinrent cependant ce qu’ils demandaient ; la réforme, ou pour mieux dire la déformation, s’opéra promptement dans toute l’Europe. Les seuls Hellènes ne l’acceptèrent jamais. Quelles furent donc les causes de son succès ?

On mit en avant que la façon dont les Grecs venus d’Orient prononçaient leur propre langue ne pouvait être celle des anciens temps, car elle était contredite par certaines inscriptions antiques, par la transcription de mots grecs en latin et de mots latins en grec et enfin par l’abus que les Grecs font de l’i, qu’ils écrivent en effet de plusieurs façons. On prenait donc le parti de prononcer séparément toutes les lettres comme on les prononçait dans les pays d’Europe. L’invention érasmienne était favorisée par la croyance où l’on était alors que le grec est une langue morte et qu’on pouvait la traiter comme telle. Quelques érudits hellènes avaient, de temps en temps, écrit en grec ancien, mais comme un érudit d’Occident aurait pu le faire. Il y avait bien, dans les pays du Levant, une population dispersée parlant un idiome qui prétendait descendre de l’ancienne langue ; mais, depuis qu’elle était devenue esclave des Ottomans, elle ne comptait plus dans le monde, et son idiome était tenu pour barbare et sans valeur. Quant à la langue des