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les lettres. Seuls les Grecs, réunis en une assemblée académique compétente et impartiale, pourront déterminer ces valeurs.

En France, tous ceux que la question intéresse savent que l’invention érasmienne doit disparaître de notre enseignement, comme le phlogistique a disparu de la chimie et l’horreur du vide de la physique. Le gouvernement français s’en est préoccupé ; il a consulté deux fois l’Académie des inscriptions, qui deux fois a voté pour le rétablissement de la prononciation traditionnelle et la suppression du système érasmien. Le vote de 1867 a été unanime et fortement motivé. Cependant on n’a rien fait et nos élèves prononcent toujours kai, à peu près comme on dit une caille à Paris ; cela est étonnant chez les successeurs de Rabelais et cela nous rend ridicules aux yeux des Hellènes ; mais cela est et durera peut-être longtemps encore. Nous avons tué chez nous les études grecques, « sans lesquelles c’est honte qu’une personne se die savant, » et leur décadence provient surtout de ce que, par notre mauvaise prononciation du grec, nous en avons fait une langue morte. On prétend qu’aujourd’hui l’Académie n’émettrait peut-être pas le vote de 1867. On dit qu’elle s’est laissé conquérir aux théories allemandes et que M. Blass y règne quant à la question qui nous occupe. Pour moi, je tiens cette accusation pour calomnieuse, et je crois ce corps savant fidèle aux idées de son ancien doyen Egger. Egger était beaucoup plus érudit, plus calme et plus juste que M. Blass, et toute sa vie il a prononcé le grec à la moderne.

Pourquoi donc condamne-t-on l’enseignement du grec à dépérir faute de sang, et, comme on dit, à mourir dans son péché ? On n’a rien fait, parce qu’on n’a pu ou su rien faire et que la réforme est plus vaste qu’elle ne le paraît. Il s’agit, en effet, de changer une habitude invétérée chez toute une classe de professeurs, depuis les plus petits collèges jusqu’à la Sorbonne et au Collège de France. Après les votes académiques et selon des vœux souvent émis, soit en France, soit en Grèce, on s’est demandé par quelle voie la révolution pourrait s’opérer, et l’on était presque convenu de commencer par l’École normale ; c’est de la rue d’Ulm que le mouvement aurait pris naissance et de là il aurait été propagé dans les lycées et les collèges et surtout dans les facultés. De proche en proche il aurait gagné toute l’Université, toutes les maisons privées et enfin tous les écoliers. Voilà un plan d’ensemble qui paraît bien conçu et pratique. Eh bien, ce plan est une chimère : j’en ai fait l’expérience pendant treize ans. Comme professeur de faculté dans une ville où plus d’une idée de progrès a pris naissance et qui a fait de grands sacrifices pour l’enseignement, j’ai toujours prononcé le grec à la moderne. Parmi mes auditeurs j’ai eu constamment un nombre respectable de jeunes bacheliers se