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avec force comment tout ce qu’a prédit Jean-Jacques Rousseau ne pouvait manquer d’arriver et dévoile tous les biens à venir qui émaneront de la nouvelle constitution. » Mais ce jeune étudiant a le pied léger ; il est infiniment curieux, il court beaucoup, il veut tout voir.

Il assiste aux préparatifs de la fédération de 1790 ; il admire « ces femmes qui, enflammées du feu divin du patriotisme, roulent au Champ de Mars des charretées de terre. » Le 14 juillet, il pleut à verse. « Ce sont les pleurs de l’aristocratie, » dit-on gaîment. « La fédération eût été bien plus brillante sans une maudite pluie qui nous perça jusqu’à la peau et qui dura pendant toute la cérémonie. Nos députés de province supportèrent tout cela le mieux du monde. La gaîté fut générale ; au plus fort de la pluie, ils dansèrent une ronde autour de l’autel… Nous sommes dans les fêtes jusqu’au cou ; il me tarde que cela finisse, je ne me reconnais plus. Ce n’est plus que bals, festins, illuminations, joutes sur l’eau, feux d’artifice. Je ne sais où donner de la tête. » Il se promène le soir aux Champs-Elysées, où courent de toutes parts des cordons de lumières, des guirlandes de lampions, et peu s’en faut qu’il ne s’écrie avec un autre témoin oculaire : « Une joie douce, sentimentale, répandue sur tous les visages, brillant dans tous les yeux, retraçait les paisibles jouissances des ombres heureuses dans les Champs-Elysées des anciens, les robes blanches d’une multitude de femmes, errant sous les arbres de ces belles allées, augmentaient encore l’illusion. » Deux ans plus tard, la France n’a plus de roi, et Paris est toujours le même. Une foule élégante et joyeuse se presse dans les jardins publics, les étrangers abondent, et la Bourgeoise dont M. Lockroy a publié le journal écrira : « Je suis allée aujourd’hui à la mairie. Mon Dieu ! que le Français est gai et aimable ! Il sème des roses partout. Il y avait là des fédérés des 83 départemens avec des violons basques ; ils dansaient des périgourdines, des bourrées, des danses étrangères avec une grâce, une légèreté, une gaîté charmantes. »

A aucune époque, on n’a tant vécu par l’imagination. Les nouveautés s’étaient bien vite changées en habitudes, tout semblait possible et naturel, l’extraordinaire n’étonnait plus personne, et ces cerveaux surexcités mariaient sans effort les idylles aux tragédies. Au surplus, dans les temps de grandes crises, quand les événemens se multiplient et se précipitent, les hommes se sentent gouvernés par une inexorable destinée, dont ils ne sont que les très humbles instrumens. L’importance des individus diminue, le moi s’anéantit, on tient moins à soi qu’à ses idées, on fait moins de cas de son être que de ses rêves ; dans cette disposition d’esprit, on est prêt à jouer sa vie et en attendant, on joue avec elle.

On semait des roses jusque dans les prisons ; l’insouciance, la gaîté avait forcé l’entrée des cachots, un charme mystérieux trompait les regrets et les douleurs. Tout ce qu’on a pu écrire à ce sujet se trouve