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a duré un siècle, mais voici que les plaies sont encore saignantes, et qu’à entendre les plaintes de ceux qui souffrent leurs souffrances n’auraient jamais été plus cruelles. En tout cas, jamais ces souffrances n’ont été supportées avec moins de résignation. La liberté économique n’a fait, dit-on, que développer l’antagonisme entre les différentes classes de la société. Si l’on peut contester que le monde du travail soit moins heureux qu’il ne l’était autrefois, il est certain en tout cas qu’il n’a jamais été plus agité. La liberté économique n’aurait donc pas été moins menteuse que la liberté politique. Aussi, comme la liberté politique, ne jouit-elle plus aujourd’hui que d’une domination précaire. Si elle tient encore debout, c’est par habitude, comme ces vieilles maisons que les architectes s’étonnent chaque matin de ne pas voir s’écrouler. Mais les fondemens sont ruinés, car la liberté ne va pas sans la confiance et ceux qui tiennent encore pour la liberté économique sont traités d’utopistes ou d’arriérés.

À ce découragement de la liberté qui est la cause première du mouvement socialiste, s’en ajoute une autre, plus noble de sa nature, c’est le souci croissant de la condition des classes populaires qui tient aujourd’hui dans les préoccupations publiques une place infiniment plus grande qu’autrefois. Ce sont les progrès de cette religion de la souffrance humaine dont les préceptes un peu vagues tiennent dans beaucoup d’esprits la place qu’occupaient autrefois les prescriptions plus formelles de la religion chrétienne. Assurément, cette généreuse préoccupation n’est pas née d’hier, et il y a longtemps que les patrons français s’ingénient à améliorer par des combinaisons multiples la condition de leurs ouvriers. Mais ce qui est nouveau, c’est de voir cette préoccupation envahir beaucoup d’esprits dont les uns y étaient demeurés jusqu’à ce jour complètement étrangers, et les autres se contentaient d’accomplir le devoir chrétien de la bienfaisance. Beaucoup de personnes charitables auxquelles jusqu’à présent l’aumône avait suffi cherchent aujourd’hui le moyen de soulager, d’une façon plus constante et plus efficace, les misères dont elles sont les témoins affligés. Cet état nouveau des esprits dans le monde religieux est due en grande partie à l’influence exercée par l’œuvre des cercles catholiques d’ouvriers dont M. le comte de Mun est l’éloquent et habituel orateur. Comme pour résoudre ces questions difficiles, ce n’est pas trop du concours de toutes les bonnes volontés, M. de Mun a rendu par là un incontestable service, et, s’il en a le juste sentiment, ce doit être pour lui une récompense plus sensible que de recueillir les succès oratoires dont il est coutumier ou de voir ses idées personnelles les plus hardies recueillir comme à Berlin de puissantes adhésions.