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défiance contre les patrons soit réclamée avec quelque insistance par les ouvriers pour que les assemblées électives s’empressent d’y faire droit. Je n’en veux pour preuve que cette loi récemment adoptée par la chambre des députés, qui enlève au patron le droit de choisir et de congédier librement ses ouvriers, en accordant au tribunal le droit de rechercher si, par hasard, l’exclusion ou le renvoi de l’ouvrier n’aurait pas pour motif réel son affiliation à un syndicat. Je pourrais citer également cette autre loi sur les délégués mineurs, à propos de laquelle la droite et la gauche ont échangé une sorte de baiser Lamourette, loi inutile, sinon mauvaise, de l’aveu de tous, et en particulier du ministre, qui s’y est rallié après l’avoir combattue, car, n’ajoutant rien à la sécurité des ouvriers, elle risque d’amener des conflits avec les patrons, et, si elle a été votée, c’est de guerre lasse, uniquement parce que les soi-disant représentans des ouvriers mineurs la réclamaient avec insistance. Il ne faut donc plus parler de la faiblesse de l’ouvrier en face du patron et de la dépendance où le travail se trouverait par rapport au capital. La vérité est que le travail et le capital sont deux puissances d’égale force, qui se regardent aujourd’hui avec méfiance. Il faut travailler à les concilier ; mais le moyen d’y réussir n’est pas de persuader à l’une qu’elle est opprimée par l’autre.

Il est un autre reproche que les socialistes, et en particulier les socialistes chrétiens, adressent à la liberté : c’est d’aboutir à ce qu’ils appellent l’individualisme, ou, pour employer une expression plus pittoresque, à la pulvérisation sociale. En brisant les liens qui retenaient l’ouvrier dans le sein des anciennes corporations, la liberté l’aurait du même coup condamné à vivre isolé au sein d’une société indifférente ou hostile. Elle l’aurait laissé sans protection, sans assistance, portant seul le poids de ses maux et n’ayant à compter que sur lui-même, en face du capital, qui est par lui-même une association de forces. Cet isolement ajouterait encore à sa faiblesse naturelle, et la liberté, en aboutissant fatalement à l’individualisme, c’est-à-dire, en fait, à l’abandon, aurait aggravé, par comparaison avec les siècles passés, la condition de l’ouvrier.

Cette objection dirigée contre la liberté emprunte, au premier abord, une réelle force aux justes critiques qui peuvent être adressées à notre état social, tel que la révolution française l’a fait. Il est certain que, si l’on compare la France avec certains pays étrangers, avec l’Angleterre, par exemple, ou avec l’Allemagne, on n’y trouve pas développées au point où elles le sont dans ces deux pays ces fortes organisations, dont les unes, répartissant entre un grand nombre de têtes les risques d’accidens, de maladie, de mort, ne sont que des applications de la mutualité, et dont les autres,