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partition. Depuis trente ans il se chante dans tous les concerts et point n’était besoin, pour nous le servir encore une fois, de dépenser, les uns disent cinquante, les autres quatre-vingt mille francs. Si on se demandait pourquoi, de Béatrice et Bénédict, on connaissait le duo seulement, je pense qu’on ne se le demandera plus maintenant.

L’interprétation n’a pas semblé moins pâle que la musique elle-même. Ceux qui jadis entendirent l’ouvrage à Bade affirment qu’ils le goûtèrent davantage dans un cadre et devant un public moins imposant. Ils disent aussi, mais tout bas, que M. Lamoureux a peut-être pris tous les mouvemens avec trop de lenteur et de solennité.

N’avons-nous point assez parlé musique et faut-il allonger encore cette chronique par l’analyse du Rêve, un ballet que vient de représenter l’Opéra pour allonger Zaïre ? L’action, d’ailleurs inintelligible sans le livret, et avec le livret insignifiante, comme dans tout ballet véritable, se passe au pays de Mme Chrysanthème. Les costumes sont charmans et la mise en scène brillante. On parlera beaucoup d’un éventail gigantesque et superbe, dans les branches duquel s’endort Mlle Mauri, pour rêver qu’au bord d’un lac éclairé par les lueurs étranges chères à M. Besnard, elle est poursuivie par un vieux monsieur japonais et défendue par un jeune, son frère ou son fiancé. A la fin elle se marie, et l’on voit un vilain mandarin avec une grande ombrelle en papier. Voilà. — Mlle Mauri danse à ravir les différentes phases de ce drame, surtout un pas, un tout petit pas exquis, pour lequel je donnerais tout le reste. C’est plaisir de la voir, en longue robe de chambre japonaise, rejeter d’un coup d’éventail la traîne soyeuse qui voltige autour d’elle, et cela avec des trottinemens et des révérences de perruche tout à fait spirituels et gracieux.

Mais la musique ? La musique est de M. Léon Gastinel, qui, dit-on, a eu le prix de Rome il n’y a pas encore cinquante ans. C’est de la musique… Comment dire ? Plus que dansante, oh ! oui, beaucoup, infiniment plus, quelque chose comme une sélection de Sellenick, d’Arban, de Fahrbach ; les érudits ajoutent : d’Artus et même de Hubans ; grosse musique, gaie, bonne fille, qui rappelle tour à tour la Valse des Roses et En revenant de la Revue.

Décidément, le printemps a été dur : Dante, Béatrice et Bénédict, le Rêve, tout cela en quelques semaines. Mais c’est fini ; voici la morte-saison, ou plutôt la saison vivante, la saison du départ et de la liberté ; et, soit par indulgence, soit par lassitude, après huit mois de musique, on ne veut plus médire de rien, fût-ce du Rêve.


CAMILLE BELLAIGUE.