Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/100

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

impénétrable, étouffante et que vient emplir une lourde, une violente pluie chaude.


À terre, impossible de rien voir, l’obscurité est trop épaisse. Plus loin, à la lueur du gaz, je devine de larges allées droites de terre rouge, bordées de grands jardins, de palmiers. La chaleur, supportable sur l’eau, est accablante ici. L’atmosphère, immobile, chargée de la senteur troublante des fleurs invisibles, pèse sur la ville muette… Très vite, les pieds nus, silencieusement, des indigènes en étroites robes blanches nous frôlent, passent, disparaissent… Un monde tout à fait nouveau, tout à fait différent de l’Orient d’Egypte… Oui, on se sent très loin dans ce silence, dans cette nuit, dans ces parfums lourds, dans cette chaleur molle…

L’Oriental-Hotel est un vaste et confortable bâtiment. La propriétaire, une Anglaise fort correcte, m’installe avec des ordres brefs que les serviteurs accueillent par des inclinations muettes de la tête. On me donne une grande chambre blanchie à la chaux ; point de meubles, rien qu’un petit lit de fer, couvert d’une moustiquaire, et un fauteuil profond de paille fraîche où l’on s’affaisse pendant les heures pesantes et silencieuses… Au plafond, une tache bizarre : un petit lézard immobile, puis deux, trois petits lézards immobiles qui me guettent avec des yeux très fins.

Dans les longs couloirs, des nuées de serviteurs bengalis et cinghalais, frêles, de figure douce. Ils glissent sans bruit, avec des gestes timides, très respectueux devant les grands et lourds Européens, devant les beaux et musculeux Anglais, qui, en habit de soirée, le jabot resplendissant, avec une démarche d’êtres supérieurs et inabordables, pénètrent dans la vaste salle à manger.

Elle est très belle, cette salle, pleine d’Européens de passage, qui font des taches noires sur la foule blanche des Asiatiques. C’est ici comme un grand buffet posé au carrefour des grand’routes de la terre. À ces tables, se rencontrent des voyageurs partis des points opposés du globe,… passagers du Paramatl qui fait route demain pour l’Australie et la Nouvelle-Zélande, militaires français, passagers du Calédonien, qui continue ce soir vers Singapour et Saïgon, Chinois qui vont visiter l’Europe, civilians anglais qui vont administrer l’Inde.

En face de moi, quatre Français, riches bourgeois fatigués de la Suisse ou de l’Ecosse, qui vont faire un tour au Japon, Parisiens de naissance et de race, flâneurs du boulevard, lecteurs du Figaro, habitués du Palais-Royal, admirateurs de M. Sarcey, républicains et libéraux à la façon de M. Thiers, l’un lauréat de l’Académie des Sciences morales, tous les quatre produits typiques de l’éducation