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française, du lycée, de l’Ecole de droit et du boulevard. Deux d’entre eux ont de la littérature et de la philosophie : la philosophie de Victor Hugo et de M. Paul Bert. Avec cela une verve un peu amère, mais brillante, un esprit lucide, mais visiblement dérouté par la vue d’un monde qui semble pouvoir se passer de Paris. Un autre est plus simple, d’une pousse plus vaillante et plus drue, plus sanguin et plus rude, plus naïvement épanoui, plus largement jouisseur, bruyant et galant, moins gourmet et plus gourmand, tout à fait le bourgeois gras qui digère le ventre au leu, le représentant de la classe moyenne, tel que l’a conçu M. Zola. Ils sont Là, le sang à la tête, le geste et la parole rapides, la figure mobile à côté des Anglais pâles et calmes, des Cinghalais graciles, les deux premiers agréablement excités, le troisième trônant, épanoui, dilaté, déboutonné, plus heureux, plus jovial et naturellement égoïste que jamais. Il crie : « A nous les vins généreux ! » Et l’on boit le champagne dans les grands verres. Deux cents convives festoient. Les immenses pankahs se balancent lentement, d’un mouvement régulier et ample, rouges entre les grands murs de chaux blanche... Sur les nappes qui resplendissent, une profusion de grandes fleurs sanglantes, et, tout autour de nous, l’agitation d’une multitude de serviteurs cinghalais, très graves, très doux, un peigne d’écaille blonde posé au haut de leur chignon, sombres dans leurs minces jupes blanches, muets, portés sans bruit par leurs pieds nus entre les tables fleuries et peuplées de dîneurs.


10 novembre.

Au matin, nous traversons la ville, étonnante ville où l’on ne voit que de la verdure, où les plantes cachent les maisons. L’air est humide et très chaud, profondément pénétré de lumière moite.

Les rues sont les allées d’un grand jardin tropical. Les palmiers, les fougères, les ébéniers, les santals, la cannelle, le camphre, les ananas, les plantes aux sucs violens; les fleurs précieuses y sont chez elles, s’y épanouissent à l’aise, et toute cette vie végétale répand partout le même grand parfum qui entête... On songe que cet été est éternel, que, sans arrêt, tous les mois, la chevelure sombre des grands cocotiers se couvre de ces fruits pesans, que cette terre rouge travaille incessamment, que toujours elle pousse en avant ce pullulement de larges fleurs, que toujours ces palmes ont la même splendeur souple et verte. Toutes les tiges ondoient, s’enlacent : rien ne rappelle ici la croissance régulière et lente de nos arbres d’Europe. Les cocotiers ont un éclat et une mollesse de grandes herbes : on dirait d’énormes graminées fragiles,