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Quelques Cinghalais passent, des hommes vêtus d’un long jupon noué aux reins, le torse nu, les cheveux relevés en chignon, sveltes, bronzés, et des femmes gracieusement drapées, le bras levé, demi-ployé, s’abritent la tête d’une grande feuille raide qui leur sert de parasol. Une, au torse grec, aux traits aryens, sa peau de bronze mate sur la pourpre de son pagne, avec un geste classique, pose un vase sur son épaule. Passe en file indienne une famille qui semble rentrer de la chasse. En tête, l’homme en jupon rouge, un long fusil mince à la main, avance à petits pas timides. La femme suit; derrière, trottent deux petits garçons tout grêles, tout nus, et le premier tient le gibier par la patte, — une pauvre petite perruche jaune dont la jolie tête pend, les yeux fermés par la mort. Population heureuse et pacifique qui se perpétue sous les grandes palmes, qui trouve une nourriture facile dans le coco ou l’arbre à pain. Une famille possède un cocotier, vit à son ombre, vit de ses fruits. Ils vont demi-nus, avec grâce et lenteur, souriant aux passans, peignant éternellement leur chevelure d’un peigne d’écaille blonde. A toutes les fontaines, des baigneurs s’ébattent ou flânent dans la fraîcheur, dans l’ombre verte des feuillages. Population heureuse, paresseuse existence qui tait songer au divin poème de Tennyson, aux pâles mangeurs de lotos, tout entière passée dans la sieste et la rêverie. Leur religion est digne d’eux, toute simple et calme. Elle ne porte pas aux mouvemens passionnés du cœur comme le christianisme, elle ne conduit pas à l’écrasante méditation métaphysique, aux rites tyranniques, aux pratiques folles comme le brahmanisme de l’Inde. Certes, il y a de la grande métaphysique dans le bouddhisme et que les prêtres cinghalais connaissent. Elle n’inquiète pas le peuple. Vivre paisiblement, s’incliner le soir en jetant les grandes fleurs de frangipane aux pieds du Bouddha souriant, la religion ne leur commande rien d’autre. L’homme est très doux ici, très alangui, dominé par l’accablante nature, par le soleil de feu, par la regorgeante végétation. Il ne se révolte pas, il ne lutte pas contre le développement indifférent et rival des choses. Point de combat tragique, nul effort pour vivre, rien de ce déploiement de volonté par lequel l’homme affirme sa dignité et se pose comme une force devant la force du monde matériel. Ici, les destinées sont toutes pareilles. Chacun végète au milieu des fleurs, avec moins de puissance que les fleurs, assoupi dans une demi-torpeur par la tiédeur de l’air, par les parfums qui énervent...


A présent la route tourne, revient vers Kandy, longeant le sommet d’un plateau, toujours sous les verdures épaisses. D’un côté, une jungle dense, ténébreuse, pleine de singes; à gauche, la vallée