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à ses affaires ou à sa promenade. Rien de plus instructif à cet égard que l’anecdote racontée par Matteo Bandello, l’habile diplomate-évêque et le licencieux auteur des Novelle : « Au temps de Ludovic-Sforza Visconti, duc de Milan, quelques gentilshommes se trouvaient au monastère des Grâces, appartenant aux frères de l’ordre de Saint-Dominique, et se tenaient immobiles en contemplation devant la merveilleuse et très célèbre Cène du Christ que peignait alors l’excellent peintre florentin Léonard de Vinci. Celui-ci prenait plaisir à entendre chacun dire librement son avis devant ses peintures. Il avait encore l’habitude, et moi-même je l’ai vu et examiné plusieurs lois, de monter le matin, de bonne heure, sur l’échafaudage, car la Cène était à quelque distance du sol, et depuis le lever jusqu’au coucher du soleil il ne déposait pas un instant le pinceau; mais, oubliant le manger et le boire, il peignait sans discontinuer. Il arrivait ensuite que deux, trois ou quatre jours de suite il n’y mettait pas la main, et cependant il restait devant la peinture une ou deux heures par jour, se bornant à la contempler, considérant et examinant en lui-même les figures qu’il avait créées. Je l’ai également vu, selon les inspirations du caprice ou de la bizarrerie, partir à midi, alors que le soleil était sous le signe du lion, de la corte Vecchia, où il modelait en terre sa merveilleuse statue équestre, et se rendre en droite ligne au couvent des Grâces ; là, monté sur l’échafaudage, il saisissait le pinceau, donnait un ou deux coups à une des figures, puis repartait et allait ailleurs. À cette époque, le cardinal de Gurck, l’ancien, logeait au couvent des Grâces ; il entra au réfectoire au moment où les gentilshommes en question s’y trouvaient réunis. Dès que Léonard l’aperçut, il descendit pour lui tirer sa révérence, et le prélat l’accueillit gracieusement et le combla d’éloges. On discourut de beaucoup de choses, et en particulier de l’excellence de la peinture; plusieurs des assistans exprimèrent le regret que l’on ne possédât pas de ces peintures anciennes, si hautement célébrées par les bons auteurs, afin de décider si les peintres de notre temps peuvent s’égaler à ceux de l’antiquité. Le cardinal demanda au peintre quel salaire lui donnait le duc. Léonard répondit que, pour ordinaire, il avait une pension de 2,000 ducats, non compris les dons et cadeaux que le duc lui faisait tout le long de la journée avec la plus grande libéralité. Le cardinal trouva que c’était beaucoup, puis quitta le réfectoire. Léonard se mit à raconter une belle histoire aux gentilshommes qui étaient là, pour leur prouver que les peintres excellens avaient été de tout temps honorés, et moi, qui étais présent à son discours, je le notai dans ma mémoire et le conservai présent à l’esprit quand je commençai à écrire mes Nouvelles. »