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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/129

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D’après la tradition, le prieur aurait beaucoup tourmenté Léonard pour obtenir le prompt achèvement de la peinture. « Ce personnage assez ignare ne pouvait comprendre affirme Vasari, que l’artiste restât parfois une demi-journée comme perdu dans la contemplation ; il eût voulu que, pareil aux manœuvres qui piochaient dans son jardin, il ne donnât pas un instant de répit à son pinceau ; bien plus, il allait se plaindre au duc et fit tant que celui-ci se vit forcé de faire appeler l’artiste. Ludovic s’y prit très adroitement pour presser Léonard de terminer ; il lui laissa bien deviner qu’il n’avait tenté cette démarche que sur les instances du prieur. Léonard, connaissant la pénétration et le tact du prince, commença une discussion approfondie (chose qu’il n’avait jamais faite avec le prieur), il lui parla longuement des conditions de l’art et lui fit comprendre que parfois les esprits supérieurs, moins ils paraissent travailler et plus ils font de besogne, car ils cherchent dans leur tête ces combinaisons et y élaborent ces idées parfaites que leur main vient ensuite exprimer et rendre d’après l’idéal qu’ils se sont formé. Il ajouta qu’il ne lui restait plus que deux têtes à exécuter : celle du Christ, qu’il renonçait à chercher sur terre, et dont son imagination était impuissante à concevoir la beauté et la grâce céleste, apanage de la divinité incarnée. La seconde tête qui manquait était celle de Judas ; elle ne l’embarrassait pas moins, car il ne pouvait se figurer un visage capable d’exprimer la bassesse de celui qui, après tant de bienfaits, s’était résolu à trahir son maître et le créateur du monde. Il promit néanmoins de chercher un prototype, mais en avertissant le duc que, s’il ne trouvait pas mieux, il prendrait pour modèle le prieur lui-même, si indiscret et si importun. Ce dernier trait fît singulièrement rire le duc, et il donna mille fois raison à l’artiste ; aussi le pauvre prieur, confus, s’occupa-t-il de surveiller les travaux de son jardin et laissa-t-il Léonard en repos. » — Nous savons cependant que Ludovic lui-même dut finir par presser l’artiste trop méticuleux : le 30 juin 1497, il donna l’ordre à un de ses agens « de demander à Léonard de Florence d’achever l’ouvrage du réfectoire des Grâces. — Celui-ci termina bien la Vierge (c’est là un lapsus de Vasari, car la Cène ne contient pas de figure de Vierge), et Judas, type achevé de la trahison et de l’inhumanité. Quant à la tête du Christ, il la laissa inachevée. »

Un autre auteur du XVIe siècle, le Milanais Lomazzo, a complété le récit de Vasari en nous expliquant pourquoi Léonard renonça à terminer la figure du principal acteur : « Après avoir donné à saint Jacques-Majeur et à saint Jacques-Mineur la beauté que l’on admire en eux, à travers les ruines du Cenavolo, Léonard, désespérant de rendre le visage du Christ tel qu’il le rêvait, alla demander