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La voie était enfin ouverte ; Raphaël ne devait pas tarder à s’y lancer à la suite de son initiateur Léonard ; il se montra son digne émule dans la Dispute du Saint-Sacrement d’abord, puis dans l’École d’Athènes.

A ne s’attacher qu’aux anecdotes rapportées par Bandello, Vasari ou Lomazzo, on pourrait être tenté de croire que Léonard a donné place dans la Cène à des portraits. Rien de plus erroné. Le maître a bien pu s’inspirer, pour les lignes générales d’une physionomie, de quelque modèle pris dans la réalité ; mais il était trop profondément idéaliste pour se contenter de ce qu’il ne regardait que comme la première moitié de sa tâche, comme un travail préparatoire. Aussi, à l’exception de deux ou trois types, où percent certains accens populaires, toutes les têtes ont-elles subi un long et minutieux travail d’assimilation et d’arrangement. De là vient que nous n’avons pas uniquement devant nous des représentans de la race milanaise, mais bien des citoyens de l’univers. Léonard n’a pas davantage mis à contribution ses prédécesseurs : seule, peut-être, la tête de l’avant-dernier apôtre de droite (saint Thadée), avec son type sémitique assez accentué et ses cheveux flottans, se rattache-t-elle à quelque modèle de l’école de Giotto ou de l’école de Sienne.

Le caractère distinctif des physionomies, c’est la virilité, l’ampleur, le sérieux, la conviction; nous avons affaire à des hommes libres et à des natures droites, ayant conscience de leurs sentimens et prêts à affronter la responsabilité de leurs actes. L’énergie et la loyauté éclatent dans tous les traits. L’artiste a d’ailleurs varié les types à l’infini (je ne parle pas tant des différences physiques, — cheveux crépus, cheveux bouclés, cheveux ondulés, — que des différences morales) : aux uns, simples pêcheurs transformés en missionnaires, il a conservé la rudesse propre à leur métier premier, — Tel est l’apôtre qui, assis à la gauche du Christ, étend les bras et ouvre la bouche sous l’action de la stupeur; — à d’autres, par exemple au vieillard à longue barbe assis à gauche, il a donné la majesté des patriarches ; à d’autres, — le disciple bien-aimé et saint Philippe, — la suavité des adolescens du quattrocento avec la résignation chrétienne en plus. — De Judas, avec son nez crochu d’oiseau de proie, son front hardi, sa silhouette admirablement découpée, il a fait le type par excellence du malfaiteur. Rien ne se saurait imaginer de plus dramatique que de tels contrastes.

Que nous voilà loin des raffinemens et des molles élégances de la cour de Ludovic le More ! Quelle fermeté et quelle puissance dans ces acteurs d’un drame qui, débordant sur l’étroit cadre milanais,