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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/132

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les figures isolées. Ces dessins se trouvent principalement dans la collection de la reine à Windsor. Je signalerai tout d’abord une étude à la sanguine pour la tête de l’apôtre placé à l’extrême droite; la barbe y est encore courte et légère (n° 8) ; puis une autre étude à la sanguine (n° 9) avec une tête vue de profil et tournée à droite. C’est une étude pour l’apôtre imberbe de droite le troisième en partant de l’extrémité, celui qui montre le Christ des deux mains étendues. (Ce croquis offre toutefois également quelque analogie avec la tête du dernier apôtre de l’extrême gauche.) La sanguine n° 10 représente une tête imberbe vue de profil, tournée à droite ; elle se rapporte à un des apôtres placés à gauche dans la peinture. La même tête, à ce qu’il semble, mais vieillie, reparaît dans le dessin n° 11 qui reproduit exactement l’attitude de Judas. Nul doute que ce dessin ne soit la pensée première de cette physionomie justement fameuse. Un dessin à la pierre noire (n° 17) nous offre une autre tête d’une expression énergique, vue de profil, tournée à droite, avec des cheveux crépus et une barbe courte : c’est soit le dernier, soit l’avant-dernier apôtre de gauche. L’artiste, on le voit par ces quelques exemples[1], a donc autant tâtonné dans le choix des types que dans le tracé général de la composition.

A elle seule, la science du groupement qui éclate dans la Cène suffirait pour faire époque dans les annales de la peinture ; elle offre une aisance et un rythme intraduisibles. Les personnages, placés au plus sur deux rangs de profondeur, sont groupés trois par trois, à l’exception du Christ, qui se trouve isolé et qui par conséquent domine l’action. Huit des apôtres se montrent de profil, trois de trois quarts ; seuls le Christ et saint Jean font face au spectateur. La science qu’il a fallu pour marier ensemble ces têtes disposées trois par trois, pour animer ces groupes sans en rompre la pondération, pour varier les lignes tout en leur laissant l’harmonie, enfin pour rattacher les uns aux autres les groupes principaux, est telle que ni le calcul, ni le raisonnement n’eussent réussi à résoudre un problème aussi ardu ; sans une sorte d’inspiration divine, l’artiste le plus habile eût échoué. J’ajouterai qu’à l’entente de l’ordonnance il était indispensable de joindre une connaissance parfaite du clair-obscur et de la perspective aérienne, car certaines juxtapositions, par exemple, à la gauche du Christ, la tête vue de trois quarts qui se détache sur une tête de profil, ont trop de hardiesse pour avoir pu être obtenues avec le seul secours du dessin ou de la perspective linéaire.

  1. Les dessins de la collection grand-ducale de Weimar, — les têtes des Apôtres, — passent aujourd’hui pour avoir été exécutés non pour la peinture, mais d’après elle; ils ne sont point, par conséquent, de la main de Léonard.