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de MM. Lombroso et Marro, sur la sensibilité tactile, générale et comparée des deux côtés du corps des prévenus à l’aide de l’esthésiomètre et de la pile électrique, sur leur pouls à l’aide du sphygmographe, sur leur respiration, sur la force respective de leurs mains à l’aide du dynamomètre, sur l’état de leur vision, etc. La société peut être rassurée. Dans les circonstances délicates, où le juge des temps passés n’eût pas osé peut-être décerner un mandat de dépôt contre l’inculpé, le juge de l’avenir, apprenant des experts que la sensibilité des index gauche et droit est à peu près égale chez ce personnage (indice d’une gravité particulière !) et pouvant constater par ses propres yeux qu’il a le crâne allongé, les oreilles retombantes, la mâchoire volumineuse, un sourcil plus haut que l’autre, maintiendra notre homme en état d’arrestation.

C’est que la nature même des preuves serait désormais changée. M. Gabelli, répondant aux anthropologues dans la Rivista penale du 30 juin 1886[1], prête à quelque avocat-général ce plaisant discours : « Messieurs les jurés, l’accusé n’a pas avoué, et les indices qui le chargent ne suffisent pas pour engendrer dans vos esprits une conviction absolue, mais les médecins experts l’ont examiné, ils lui ont trouvé un angle facial de tant de degrés et un crâne d’une forme irrégulière. Regardez-le en face ; son front est bas, son teint foncé, son regard oblique, ses bras sont longs, ses cheveux hérissés et plantés au milieu du front, il est tatoué. En outre, son père a subi une condamnation pour vol et est mort dans une maison de fous. Les signes corporels de l’hérédité complètent la preuve, insuffisante par elle-même, de sorte que vous pouvez tenir pour certain que cet homme est coupable et le déclarer tel. » C’est là, qu’on le remarque, une nouvelle théorie des preuves légales, plus scientifique en apparence, au fond non moins déraisonnable que celle de l’ancien régime. Nos contemporains se souviennent à peine de ce qu’était, avant 1789, ce système absurde, si rudement bafoué par Voltaire. Alors on ne demandait pas au juge quelle était sa conviction intime ; il ne pouvait condamner sans que l’accusation eût fourni certaines preuves déterminées d’avance : quand elle les avait fournies, il ne pouvait plus ne pas condamner. Il faudra, ce me semble, un grand courage aux criminologistes modernes pour faire sanctionner par des lois ces nouvelles règles de certitude et transformer les tribunaux, sous le joug de la « science, » en machines à juger. Une nouvelle légion de philosophes sommera les gouvernemens de « prêter l’oreille au sang innocent » d’autres

  1. Comparez le Bulletin de la Société générale des prisons du 30 juin 1889 (Albert Desjardins).