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France, de sa manière aimable, ironique et fuyante, où de si subtiles pensées s’enveloppent de si jolis voiles, avec tant d’élégance, de nonchalance, et au besoin de négligence? Je n’en fais guère moins de M. Jules Lemaître; et, avec « tout Paris, » je m’amuse, ainsi qu’il convient, de ses doctes gamineries, où tant de naïveté, d’ingénuité même, s’allie toujours à tant d’esprit et quelquefois de bon sens. Son chef-d’œuvre est peut-être l’oraison funèbre de Victorine Demay, du concert de l’Horloge ou des Ambassadeurs, et le récit qu’il nous a laissé de l’entrevue de la chanteuse populaire avec le savant auteur de l’Histoire générale et comparée des langues sémitiques. Nul d’ailleurs n’écrit mieux que lui, d’un style plus vif, plus souple et plus inattendu : il joue avec les mots, il en fait ce qu’il veut, il en jongle. Et j’estime aussi M. Paul Desjardins, pour son inquiétude, pour sa bonne volonté, pour la préoccupation qu’il a d’être agréable à ceux qu’il aime, pour la tristesse émue avec laquelle il leur dit les choses les plus déplaisantes. Mais, avec tout leur talent, si j’ai peur qu’ils ne réussissent à diriger la critique dans une voie fâcheuse, et si j’en vois de grands inconvéniens, pourquoi ne les signalerais-je pas? Je les aime beaucoup tous les trois, mais je leur préfère encore la critique; et je ne pense pas qu’ils s’en fâchent, mais le lecteur m’en approuvera.

M. Paul Desjardins le redisait hier même, à l’occasion de M. Taine; et M. Jules Lemaître l’a dit vingt fois pour une; mais c’est peut-être M. Anatole France, dans un article sur M. Jules Lemaître, qui a le plus énergiquement revendiqué pour la critique le droit de n’être plus désormais que personnelle, impressionniste, et, comme on dit, subjective. « Il n’y a pas plus de critique objective qu’il n’y a d’art objectif, et tous ceux qui se flattent de mettre autre chose qu’eux-mêmes dans leur œuvre sont dupes de la plus fallacieuse philosophie. La vérité est qu’on ne sort jamais de soi-même. C’est une de nos plus grandes misères. Que ne donnerions-nous pas pour voir, pendant une minute, le ciel et la terre avec l’œil à facettes d’une mouche, ou pour comprendre la nature avec le cerveau rude et simple d’un orang-outang? Mais cela nous est bien défendu. Nous sommes enfermés dans notre personne comme dans une prison perpétuelle. Ce que nous avons de mieux à faire, ce me semble, c’est de reconnaître de bonne grâce cette affreuse condition et d’avouer que nous parlons de nous-mêmes, chaque fois que nous n’avons pas la force de nous taire. » On ne saurait insinuer, en vérité, d’une façon plus habile des choses plus « fallacieuses ; » brouiller plus adroitement ensemble des idées plus distinctes ; ni surtout affirmer avec plus d’assurance qu’il n’y a rien d’assuré.

Que d’ailleurs cette manière d’entendre la critique ait de grands avantages, je n’en disconviens pas. Elle souffre, ou plutôt encore elle autorise toutes les complaisances et toutes les contradictions. La « relativité »